Elle s'insurge contre «le scénario antidémocratique» d'un président consensuel. Elle se dit «irréprochable». Kalthoum Kennou s'apprête, cet atout en main, à franchir le pas entre la magistrature tout court et la magistrature suprême. Portrait d'une candidate atypique. Au 22, rue d'Irak, entre le siège de la Radio et le complexe Galaxie, un petit appartement dans un vieil immeuble sans caractère sert de QG à la première femme candidate à la présidentielle en Tunisie et dans le monde arabe. «Un tabou de cassé !», lance Houda Chérif, présidente de Connecting Group, association de coaching au leadership féminin. Mais dans cette rue du quartier de Lafayette, au cœur de la capitale, personne dans le voisinage ne s'en doutait encore quand mercredi, 1er octobre, elle célèbre officiellement sa candidature, debout, à la porte d'un appartement débordant, trois heures durant, de foules de supporters anonymes. De quoi mesurer sa popularité ? Non la candidate n'en est plus là : «J'ai déjà reçu un message fort de ceux qui m'ont parrainée. Ils ont exprimé leur attachement à la modernité, à l'égalité des sexes, à la justice. Ils ont parié sur l'impartialité d'une juge et le don de rassembler d'une mère !...». C'est une candidate moins solennelle que nous retrouverons, en pleine préparation de son plan de campagne, entre deux réunions avec ses équipes et ses conseillers. «Les scores nous diront si la Tunisie a rompu avec le sexisme en politique. En attendant, j'entame la course avec les mêmes avantages qu'un candidat homme», ironise la magistrate qui se positionne moins du côté du féminisme que de celui de la justice et des libertés. «Retire le si et tu auras notre soutien !» Sa différence ? Elle n'attend pas la question pour la mettre en avant : «L'assurance, la crédibilité ; ils ont tous des choses à se reprocher, pas moi !». La phrase polémique précède, de loin, le plan de campagne. Kamel Laâbidi, figure du militantisme indépendant sous l'ancien régime, évoque l'histoire d'une amitié sur Skype volée à la vigilance de la dictature : «Sans carrière politique, sans expertise économique ni machine partisane, Kalthoum jouit de ce capital de droiture, de probité morale et d'indépendance qui nourrit son engagement et fait qu'elle a toujours joint la parole à l'acte». A l'aube du 13 juillet 2014, sa candidature à l'élection présidentielle est d'abord une parole exprimée, au conditionnel sur son mur facebook : «Si la proposition d'un président consensuel tient la route... je présenterai ma candidature pour donner à l'électeur le droit de choisir, de mettre en pratique la démocratie !». Dans le même arabe littéraire, le message de Néziha Rjiba, autre figure emblématique du militantisme sous l'ancien régime, ne se fait pas attendre : «Retire le si du conditionnel et tu auras notre soutien !». Chose faite et sitôt annoncée à travers les médias dès la levée du jour. «La nuit, le vrai déclic a été la photo qui réunissait, à la rupture du jeûne, le gratin de nos chefs de partis autour de la table de l'ambassadeur américain. La photo est publiée sur le site même de l'ambassade et aussitôt suivie d'une déclaration du leader d'Ennahdha sur la nécessité de s'unir aussi autour d'un président consensuel», évoque Kalthoum. Les médias saisissent l'aubaine. L'habituée des plateaux, l'une des figures médiatiques révélées au lendemain de la révolution avec le récit de son engagement, son aisance oratoire et sa proximité de brave fille est de retour après des mois d'absence. En ce creux de la vague de la politique estivale, la vague Kennou renverse le scénario du président consensuel. Elle dure une semaine. Dans son entourage proche, l'annonce de sa candidature surprend. On la croyait partie pour les législatives, briguer un « petit » siège au parlement... C'est mal connaître la fille Kennou. «Enfant, je rêvais d'être journaliste ou... cantatrice» Dans la maison familiale de la rue du Sahel à Montfleury, la cadette d'une fratrie nombreuse est tôt confrontée à ce qu'elle ne comprend pas et auquel elle donnera bien plus tard le nom d'«injustice» : les fréquentes perquisitions policières qui mettaient la maison sens dessus dessous. Le 17 septembre 1973, elle a juste douze ans et son anniversaire coïncide avec l'arrestation de son père. «Je n'ai pas le souvenir d'avoir été triste. J'étais juste révoltée que la télé diffuse le procès en direct, traitant mon père et ses compagnons syndicalistes de traîtres et cherchais à la cacher à mes camarades de collège». Au fil des descentes policières, la fille Kennou finit par concéder au père poursuivi, la carrière de justicière qu'il désirait pour elle. «Moi, je rêvais plutôt d'être journaliste ou... cantatrice». C'est qu'entre la reporter et la diva, il y a ce goût de la chose publique et ce «besoin de toucher des foules» dont la juge continue à ressentir le besoin au fil de 26 ans d'une carrière de magistrate qu'un de ses collègues définit de «sans fautes» mais de «trop étroite pour elle». «Ma balance a toujours penché vers un exercice plus global de la justice». Une « grande cause qui valait la peine » est aussitôt trouvée qui l'arrache régulièrement aux salles d'audience et aux huis clos et la propulse sur le terrain : l'indépendance de la justice sous la dictature. «Elle y plonge à corps défendant et en paie le prix», témoigne Kamel Laâbidi. Des sanctions déguisées sont notamment à l'origine de ses mutations professionnelles à Kairouan puis à Tozeur. «J'allais pleurer, crier haut et chanter ma détermination sur le rocher de Chebbi à Tozeur. Du reste, mon engagement dans l'Association tunisienne des magistrats et mes sanctions ont surtout fait de moi ce que je suis aujourd'hui». Parle-t-elle de l'actuelle candidate ou de la future présidente ? Et quel état d'esprit est celui d'une première candidate à la première présidentielle libre ? C'est quoi être président de la République ? «Non, je ne m'imagine pas présidente. Mieux, je le vis au quotidien. La candidature, la campagne, c'est en soi une expérience intense qui se vit pleinement. Néanmoins, elle donne à réfléchir froidement à ce qu'est un(e) président(e) : un homme ou une femme de terrain qui sait s'entourer de la bonne équipe et prendre la bonne décision au bon moment». Toute proportion gardée, mais avec une confiance sans bornes, la magistrate pense avoir de quoi franchir naturellement le pas entre la magistrature et la magistrature suprême : «Une longue expérience du terrain, de l'arbitrage et une intuition des bonnes grandes décisions difficiles... Je n'ai jamais eu à regretter aucune». En 2005, Kalthoum Kennou fait appel aux résultats des élections du Conseil supérieur de la magistrature, seule, sans avocats, mais persuadée qu'il n'y a pas de cause perdue et qu'«il est simplement vital de laisser la trace». Le tribunal finit par statuer en sa faveur... en 2011. La preuve de son impartialité, la juge la fournit une autre fois en lançant un mandat d'arrêt contre l'un des frères Trabelsi. «Mes collègues avaient toutes les raisons de rester sceptiques. Mais aux pires moments de la répression, je répétais que le vent est là pour tourner». Comme si ses tempêtes devaient quelque part la prédestiner, Kalthoum raconte avoir arbitré des conflits, négocié des virages, jaugé, tranché et condamné, voilant à peine son côté impérieux derrière une impétuosité d'étoile sociométrique, à la langue déliée et à l'humour mordant. Le style Kennou serait-il un peu tout cela à la fois ? Ce qui lui permet d'anticiper: «Quant aux prérogatives du président, il suffit qu'il soit investi de l'application de la Constitution et de la représentation d'un pays en entier. Est-ce peu dire ? Et, dans un éclat de rire : le reste relève du génie de Didon qui a étendu son territoire grâce au stratagème de la peau de vache coupée en lanières !» C'est avec le même humour décalé de sa candidate que le jeune comité de soutien de Kalthoum, la juge indépendante, sans parti politique, a lancé ce week-end sa campagne présidentielle sous le slogan : «Yes we Kennou !».