Par M'hamed JAIBI En Tunisie, au terme d'une transition qui n'a pas toujours été courtoise ou modérée, tout le monde se réclame désormais du centrisme. De sorte que gauche et droite sont désertées, vouées aux gémonies. Ce penchant très «tendance» a été reconfirmé spectaculairement cette semaine, lorsque le leader d'Ennahdha, Rached Ghannouchi, a appelé Hamma Hammami et le Front populaire à se tunisifier et à évoluer vers le centre, ainsi qu'à «abandonner leurs attitudes d'exclusion à l'égard d'Ennahdha». Le mot est lâché : «Evoluer vers le centre». Et Ghannouchi de saisir l'occasion pour indiquer qu'Ennahdha lui-même a fait ce «pas vers le centre». Entre gauche et droite La notion de «droite» et de «gauche» est née lors de la révolution française, plus précisément le 27 août 1789, à l'occasion du vote par l'Assemblée nationale constituante d'un amendement au texte du projet de constitution, qui accorderait au roi un droit de veto sur les décisions du pouvoir législatif. Pour intimider les députés, ce vote avait été organisé en présence du roi Louis XVI. Les députés favorables à ce veto se rangèrent tous à la droite du roi, et les autres à sa gauche. Le clivage droite-gauche était né, opposant les «conservateurs» favorables à la tradition royale et les «progressistes» favorables aux changements et au «petit peuple», il évoluera avec le temps. Des valeurs et principes sont associés aux deux : pour la droite, le mérite, l'ordre, la discipline, le travail, la sécurité, la tradition et la loyauté ; pour la gauche, l'égalité, la solidarité, la tolérance, le changement, l'insoumission, la révolte... La gauche va ainsi prôner la liberté contre l'arbitraire du pouvoir et pour la sécurité des personnes, ainsi que l'égalité contre les privilèges de par la naissance ou la richesse.. La droite va prôner, elle, la liberté plutôt que l'égalité, comme la liberté économique plutôt que l'égalité sociale... La droite est donc en général attachée aux traditions et à la discipline, elle rejette les réformes brusques et craint les bouleversements sociaux. Avec le temps et à l'effet de la démocratie, le centrisme a fait son chemin estompant la rigueur des clivages droite-gauche. De sorte que certaines valeurs prônées par le centre deviennent communes à la gauche et à la droite, comme la liberté, la justice, l'égalité de chance, l'unité nationale, la tolérance ou le dialogue. En Europe, le rôle joué par l'église catholique au côté des pouvoirs, réputés «de droit divin» des rois et empereurs, a conduit les acteurs de la révolution à proclamer la laïcité et à battre en brèche le pouvoir des religieux. De sorte que l'attachement aux traditions religieuses était assimilé à une attitude «réactionnaire» contre la révolution, la démocratie et le progrès. Le «conservatisme» religieux Chez nous qui sommes des musulmans sunnites, sans une quelconque église régentant le culte et se présentant en intermédiaire entre Dieu et le croyant, le fait d'être de droite n'implique nullement l'attachement à la religion, de même que ceux qui s'attachent à la religion et à la pratique religieuse n'ont aucune raison d'être de droite et peuvent, au contraire, être des révolutionnaires de premier plan se référant aux enseignements divins en matière de justice et d'égalité, que le prophète Mohamed a traduits en pratique quotidienne dans sa «sunna». Le phénomène de l'islamisme, s'il n'avait pas des inspirations et implications internationales, idéologiques et organisationnelles, s'inscrirait bien dans cette quête de justice et d'égalité sur terre. Quoi qu'il en soit, l'attachement à la religion constitue aujourd'hui, du fait de la poussée islamiste, un autre axe de fragmentation de l'échiquier politique national où ni droite ni gauche n'ont droit de cité. Modération et tunisification Réagissant aux déclarations de Rached Ghannouchi, Hamma Hammami a nié que le Front populaire soit «gauchiste» ou «d'extrême gauche», affirmant être «de gauche» et proche des Tunisiens et des réalités vécues par eux au quotidien. «Nous sommes à cent pour cent Tunisiens», dira-t-il, avant de lui renvoyer la balle du centrisme et de la tunisianité, estimant que la manière de parler, l'habillement et l'islam des militants d'Ennahdha sont étrangers à la Tunisie et à l'islam tunisien. Il les a appelés à rompre complètement avec les Frères musulmans et leur idéologie takfiriste. L'originalité de cette polémique entre les deux leaders, c'est que les accusations mutuelles sont semblables et ont trait à l'idéologie, et que l'un et l'autre se réclament désormais d'une quête de modération tendant vers le centriste. Celle que la démocratie et la compétition électorale ont su si bien générer dans notre pays, tout comme elles l'avaient fait auparavant dans tant de pays du monde qui ont su tourner le dos à la dictature.