A ne pas perdre de vue que le scénario d'un chef de gouvernement choisi hors de Nida fera de Béji Caïd Essebsi, président de la République, un super-président De notoriété publique, Nida Tounès, parti majoritaire à l'Assemblée est traversé par des luttes internes après la double victoire aux législatives puis à la présidentielle. Un premier courant estime que Nida doit gouverner, assumer ses responsabilités, parce qu'on ne fait pas de la politique en rasant les murs ou en s'excusant. C'est pourquoi, selon ce raisonnement, le parti doit assumer sa victoire et respecter l'esprit de la Constitution, ainsi que le mandat qui lui a été confié par les électeurs. «Si le parti considère qu'il ne doit pas cumuler les trois présidences, il ne fallait pas présenter de candidat à la présidentielle», dit-on ici et là. En filigrane, il faut comprendre que si le parti décide de diriger le gouvernement, Taïeb Baccouche, actuel secrétaire général du parti, apparaît davantage comme le candidat naturel de Nida. Un second courant estime, au contraire, qu'il ne faut pas cumuler les trois présidences. Raison affichée : «pour rassurer nos partenaires et les électeurs qui n'ont pas voté pour nous». Conséquence logique : puisque les deux présidences de l'Assemblée et de la République sont acquises à Nida, il faudra renoncer à celle du gouvernement. Là où paradoxalement ira se concentrer, selon la nature du régime politique tunisien, le réel pouvoir de l'exécutif. Est-ce donc une manière de barrer la route à Baccouche ? Ou bien, deuxième hypothèse, de faire de BCE un président fort ? Probablement les deux. Un chef de gouvernement venu de l'extérieur, ce sera une sorte de technocrate consensuel bis, et, de fait, un chef de gouvernement faible. Il n'aura pas l'appareil pour le soutenir ni d'assise parlementaire qui légitime son autorité. En d'autres termes, le groupe fort de 86 députés ne sera pas réellement le sien. Que dit la Constitution ? Dans ce magma juridico-politique, nous avons donné la parole à un juriste, Chawki Gaddes. Notre première question s'attachait à clarifier l'aspect des délais impartis à la désignation du chef du gouvernement: «L'article 89, paragraphe 2 stipule qu'une semaine après l'annonce de la présidentielle, le parti majoritaire propose le chef du gouvernement. Le résultat final avait été annoncé lundi dernier, donc demain, lundi, le nom doit être connu. Ils n'ont pas le choix». Comment feront-ils à Nida, par comité des fondateurs de 14 membres ? Le bureau exécutif de 97 membres ? « La Constitution ne rentre pas dans l'organisation interne des partis. C'est le parti majoritaire. Mais, si on voulait pousser le raisonnement jusqu'au bout, on dirait que c'est soit le président du parti, soit le groupe parlementaire à l'assemblée. Mais en tout cas, la décision doit venir de Nida, qui dans Nida ? Ce sont les autorités compétentes pour la prise de ce genre de décisions d'après leur statut», analyse le juriste. Quand le président de la République recevra-t-il ce candidat ? «Normalement dans la journée, répond le spécialiste en droit public, ou le lendemain au grand maximum. Une fois officialisé, le président le charge de former le gouvernement. Et, d'après l'article 89, le nouveau chef du gouvernement dispose d'un délai d'un mois pour constituer son cabinet, lequel délai est reconductible une fois. Il peut donc aller jusqu'à deux mois. Mais c'est un maximum ! Au lendemain de la prise de ses fonctions, il peut se retrouver avec le chef de l'Etat et lui proposer son gouvernement». Il est clair que les relents de rivalités internes à Nida ont entravé le processus, rien que par le fait d'avoir attendu le dernier quart d'heure pour désigner quelqu'un, à quoi ce cafouillage est-il dû ? C'était notre question. «Quand un parti n'a pas encore fait son congrès constitutif, analyse notre interlocuteur, n'a pas installé ses structures et qu'il est décapité actuellement même formellement de son président, c'est tout à fait normal qu'il y ait du cafouillage et quelque désordre. Exemple, il y a eu un accord passé en interne selon lequel les députés une fois élus ne pourront plus aspirer à un poste gouvernemental. Beaucoup de députés aujourd'hui n'acceptent plus cette décision. Tout cela crée une ambiance qui n'est pas très saine». En sommes-nous, nous Tunisiens ? «Ce sont leurs affaires internes. C'est à Nida de s'en sortir, répond ferme Chawki Gaddes. Nous, Tunisiens, nous attendrons lundi. Ils n'ont pas le choix, ils doivent nommer quelqu'un demain. Jusque-là, c'est la procédure, mais si lundi la nomination n'était pas faite, là ça poserait problème. Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que c'est quelque chose de difficile qui se met en place, à laquelle on n'est pas habitué. D'un autre côté, Nida n'a pas pris ses précautions pour éviter la situation dans laquelle il se trouve aujourd'hui. Personnellement, je pense que ca ne dérange en rien la bonne marche de l'Etat, nous avons un gouvernement. Cela dit, cela fait quatre ans que c'est le règne du provisoire, il est préférable qu'au cours de la semaine prochaine on puisse avoir un gouvernement qui commence à travailler ». L'esprit de la Constitution Donc, dernière question, nous n'avons pas à nous inquiéter ? «Si, moi ce qui me fait peur personnellement, reconnaît le juriste, c'est le déficit d'arbitrage. C'est le problème des transitions. Si on avait une cour constitutionnelle, on ne serait pas dans cette situation. La cour aurait été l'autorité qui siffle la fin de la récré et remette les choses en place. C'est la cour qui est habilitée à interpréter les termes de la Constitution et les délais. C'est comme si nous étions dans une partie où les joueurs jouaient sans être contrôlés par un arbitre», conclut, inquiet mais se voulant confiant, le juriste. Au final, il est un fait que Nida est miné par des contradictions internes somme toutes inévitables. Cela étant dit, une partie de ses dirigeants souffrent d'un déficit de légitimité, car ils ne sont pas issus d'élections internes, n'ont pas été parmi les membres fondateurs, ou n'ont pas milité pour la mise en place de la formation à ses premiers temps difficiles. Le parti tiendra peut-être son premier congrès en juin prochain. Peut-être ! Entre-temps, c'est le flou total et des rivalités fratricides non tranchées au point de mettre en péril la cohésion du parti majoritaire et de porter tous les jours des coups durs à son image. Rien que par ces déclarations précipitées et contradictoires de responsables ayant déjà pris leurs fonctions au sommet de l'Etat, les inquiétudes sont permises quant à la suite, et les appels à la retenue sont tout à fait indiqués. A ne pas perdre de vue également que le scénario d'un chef du gouvernement choisi hors de Nida fera, in fine, de BCE un super-président. Il cumulera ses attributions actuelles de président de la République et celles étendues de chef du gouvernement. En d'autres termes, il sera le véritable et unique chef de l'exécutif de la République et du gouvernement. Ce qui n'est pas vraiment dans l'esprit de la Constitution. Attendons de voir cette fameuse décision qui sera proclamée demain, qui sera très significative et conditionnera inévitablement le paysage politique des prochaines années.