Depuis son ouverture sur le monde entier en septembre 2006, le réseau social Facebook (plus d'un milliard d'utilisateurs à ce jour) joue en Tunisie, malgré maints bavardages et dérapages, un rôle très significatif. Mais comment donc cette toile a conquis peu à peu la majorité écrasante des Tunisiens et revêtu une telle importance ? Quand, au courant de 1997, un journaliste tunisien avait dit à ses collègues avoir besoin de consulter ses mails, sa déclaration avait suscité bien des rires. C'est que le web, ou Internet, n'était pas encore très généralisé et que, jusqu'alors, pour le commun des citoyens, le seul courrier possible à consulter était à chercher dans la boîte aux lettres, donc la Poste. Une dizaine d'années plus tard, avec l'extension massive du web à tout le monde (on y a accès, sinon chez soi ou au bureau, du moins via Publinet), l'enveloppe ordinaire et son timbre-poste ont connu un échec cuisant : pourquoi dépenser de l'argent alors que la correspondance est devenue gratuite et, surtout, instantanée ? Reste que la correspondance via Internet est demeurée toujours personnelle et intime entre deux... internautes. Dans le même temps, donc à partir de 2007, s'est peu à peu propagée l'utilisation d'un véritable journal public au titre assez bizarre, Facebook, mais dont les mérites sont certains : pas de limite, pas d'exclusion, pas de contrôle, toutes les langues et même tous les langages sont ‘‘autorisés'' pour peu que les autorités publiques ferment un œil et laissent faire. Aujourd'hui, le réseau est devenu un véritable opium dont on ne peut plus se détacher. Survol d'un journal qui n'arrête pas de faire des siennes. Sortir de l'anonymat et devenir public ! Les attraits de la toile FB sont innombrables mais dont on cite ici les plus importants. Une fois inscrit et détenteur d'un compte, l'utilisateur, ou Facebooker si l'on veut, a tout d'un coup une identité et un profil (photo) publics ; il n'est plus Monsieur Tout-le-monde que seuls ses proches et amis connaissent. Avec les invitations reçues ou envoyées, il acquiert de plus en plus d'amis, quoique virtuels et donc irréels, qui vont élargir sa sphère de connaissances. D'ailleurs, l'importance de tel ou tel Facebooker est supposée se mesurer au nombre d'amis acquis. Consciemment ou pas, c'est l'ego, ici, qu'on cultive, satisfait, dorlote et conforte aux yeux de beaucoup et de... soi-même. Mieux, c'est un peu le : «Je suis sur FB, donc j'existe». Il y a en tout homme, toute femme, ce désir, ce besoin même, d'être public (que). Et c'est donc grâce à cette toile magique que l'avantage, ou le bonheur, d'être public n'est plus l'apanage des politiques, des sportifs, des artistes et des journalistes, mais le propre de tout le monde. Une voix pour les sans-voix Le Moi ainsi comblé, FB offre à son utilisateur le plus beau présent que puisse offrir le ciel à quelqu'un : celui de pouvoir s'exprimer. En dehors des journalistes et des animateurs radio & télévision, tous les citoyens sont communément dits «les sans-voix», en ce sens qu'ils n'ont pas la possibilité de s'exprimer publiquement (sauf dans le cas d'une interview). Et voilà que ce réseau social va leur donner une chance inouïe : une voix libre et publique avec même la possibilité d'atteindre le maximum possible de gens pour peu que les «amis» fassent l'effort de partager sur une très grande échelle. Au fil du temps, les sans-voix se sont octroyé une voix encore plus puissante et libre que celle de tous les médias réunis. Une mine d'informations La pratique journalistique a toujours voulu que le journaliste aille vers le citoyen ou l'Administration (donc des citoyens) pour chercher l'information et la rendre publique. Logique : le rôle du journaliste n'est pas de deviner mais de se faire l'écho de ce qui se passe dans le pays. Or, avec la toile, tous les Facebookers sont devenus des journalistes potentiels. Ils n'attendent plus la visite du journaliste pour ébruiter l'information, mais la servent immédiatement sur le réseau. Tant et si bien que parfois le journaliste se voit couper l'herbe sous le pied en découvrant que telle information a déjà été divulguée sur la toile avant même qu'il n'ait eu le temps de la publier. C'est tellement rapide que ni la radio, ni la télévision ni même un journal électronique ne peuvent concurrencer la toile. Seulement voilà : cette mine d'informations au quotidien présente parfois un danger réel. Dans un journal, le rédacteur en chef joue le rôle de garde-fou, il a pour devoir de retourner l'information sous toutes ses coutures et de vérifier sa véracité avant d'autoriser sa publication. Dans notre journal La Presse, il nous est arrivé de voir certains de nos articles reposer pendant plusieurs jours sur le bureau du rédac-chef avant que celui-ci ne daigne enfin les publier. C'est que l'info n'est ni un jeu ni un amusement, il en dépend souvent le sort d'un homme (ou d'une femme) qui peut en pâtir ; en tout cas, on peut induire en erreur le lectorat. Et ça, c'est irrémissible. Par contre, sur FB, il n'y a ni contrôle ni garde-fou, il n'y a que le libre-arbitre, et c'est au bon vouloir du citoyen qui ne se sent même pas responsable. C'est pourquoi les infos publiées sur le réseau sont la plupart du temps à prendre avec le maximum de précautions. Caprices et frime Dans la majorité des cas, sur même 90 %, le (ou la) Facebooker se comporte comme un enfant très capricieux et très porté sur le m'as-tu-vu. Dès qu'on change de photo, on (les femmes surtout) s'attend à des : «Oh que tu es belle !, oh que tu es ravissante !» ; dès qu'on annonce un mariage, un succès scolaire ou autre, on s'attend à une pelletée de félicitations ; dès qu'on passe un week-end dans un 5 étoiles et qu'on affiche les photos prises, on veut récolter les compliments dus à la frime. Le réseau FB a mis à nu cette lubie que se partagent pratiquement un grand nombre de Tunisiens : le m'as-tu-vu. Dans son quotidien, le Tunisien n'arrête pas de crier son indignation face à la cherté de la vie ; et une fois sur FB, il tient à nous dire : «je vis très bien, je m'habille très bien, je séjourne fréquemment dans les hôtels de luxe, et je ne manque de rien». Pis : beaucoup ne se gênent pas d'afficher sur la toile des photos d'intérieur de leurs maisons, avec salons et cuisines de grand luxe. Allez comprendre quelque chose... Autre avantage de FB : la publicité y est gratuite, même celle des hôtels y passe. On y annonce tout, on y propose à la vente toutes sortes d'effets, et ce, à la barbe du site Tayara qui se croit la seule plateforme spécialisée dans ce sens. C'est même, quelque part, la cause de la chute de la publicité sur les médias. Dérapages ! Nonobstant donc l'info qui peut parfois s'avérer de la pure intox, le réseau FB n'est pas mal du tout. Sauf qu'on assiste parfois à des dérapages pour le moins indigestes. S'exprimer comme on veut et peut sur n'importe quel sujet, passe ; mais publier tout le temps des photos de femmes nues, des vidéos érotiques ou carrément pornographiques, c'est, convenons-en, indécent à plus d'un titre. Que peut penser un enfant de son père ou de sa mère en découvrant sur le compte de celui-là, ou celle-ci, de telles images ? Bien sûr, on peut toujours biffer de sa liste d'amis l'individu ayant balancé une telle insanité, mais c'est après coup, le mal est déjà fait. C'est dommage que ce réseau social, censé être un forum d'idées et permettre une chaleureuse poignée de mains entre les Tunisiens, devienne le reflet d'un lupanar ! Et tant qu'on y est, on ne comprend vraiment pas que certains utilisateurs se permettent un langage trivial, très obscène, digne des bas-fonds les plus horribles. Se sent-on vraiment homme en proférant en public de telles grossièretés ? Sans parler des invectives et des injures qu'on échange parfois pour un rien, juste par caprice. Les grosses bêtises de FB On peut relever deux erreurs incroyables sur ce réseau social. La première prête franchement à rire, alors que la seconde nous donne un pincement au cœur. Il arrive souvent qu'un Facebooker annonce le décès d'un proche ou ami. Evidemment, il récolte une infinité de condoléances. Or, beaucoup, par paresse, au lieu de présenter leurs condoléances, préfèrent cliquer sur le mot «J'aime»... J'aime ?... J'aime quoi ?... Que le mort ait bien fait de disparaître ? Et qu'il ne revienne plus jamais ?... Sinon, comment expliquer ce «J'aime» très mal tombé ? La deuxième tient en ceci que c'est la toile elle-même qui vous rappelle périodiquement l'anniversaire de quelque ami et vous invite à le féliciter. Oui, mais il se trouve parfois que la personne concernée est décédée depuis, au moins, plus d'une année. Ça fait mal au cœur de nous rappeler l'anniversaire d'une connaissance qu'on a malheureusement perdue à jamais. Rôle et guerre politiques Il y a lieu maintenant de regarder le bon côté de FB. A l'occasion de certains événements, la toile a joué un rôle, sinon de premier ordre, du moins déterminant et même décisif quelquefois. Souvenons-nous d'un certain 11 janvier 2011. Ben Ali venait de prononcer un discours mordant et fielleux, allant jusqu'à user de menaces. Le soir même, la toile s'était enflammée : pour la toute première fois en public, le mot ‘‘dictateur'' avait fusé de partout, sans ambages ni mots voilés. Le lendemain soir, le second discours, quoique frappé d'un léger bémol, campait sur sa position, cependant que le réseau grondait toujours. Contre toute attente, alors que le troisième discours, celui du 13, se voulait paternel et tout gentil, la toile, en feu, avait dégainé le terrible «Dégage» qui, scandé le 14 sur l'Avenue Bourguiba, avait précipité le dictateur vers son avion. Mais c'est sur FB, entre autres, que le grand rassemblement du 14 avait été organisé. Idem pour tous les autres rassemblements de la Kasbah, du Bardo ou ailleurs. Quand les jeunes hurlent : «C'est nous qui avons chassé le dictateur!», il faudrait bien leur accorder le crédit qu'ils méritent, ne serait-ce que pour leur rôle joué sur FB. Tout récemment, du 23 novembre au 21 décembre 2014, le réseau, toujours au rendez-vous, a joué son rôle le plus spectaculaire. Alors que depuis le Qatar, l'Arabie Saoudite et les EAU, les Tunisiens y résidant prônaient à cor et à cri le vote de M. Moncef Marzouki, les Tunisiens du pays soutenaient massivement M. Caïd Essebsi. C'est même la toile qui a donné à ce dernier l'hypocoristique de «Bajbouj», le rendant ainsi très populaire. C'est à croire que le même FB qui a chassé le dictateur vient de porter au pouvoir l'actuel Chef d'Etat. Qui pourrait dire mieux ? Oui, mais... En sept années, donc, FB a fait bien du chemin et séduit beaucoup d'utilisateurs. On est même passé du simple engouement pour un journal ouvert à tout le monde à l'addiction totale, les utilisateurs ne pouvant plus s'en passer une seule journée. Qu'on écrive correctement ou mal n'est pas une affaire en soi. Mais le danger est ailleurs. C'est que, pour faire vite, les utilisateurs ont inventé une espèce de code faisant en sorte que les chiffres 5, 7 et 9 remplacent certaines lettres (on ne sait plus lesquelles, d'ailleurs). Or, maints instituteurs et professeurs nous assurent que leurs élèves n'hésitent pas à user de ces chiffres dans leurs dissertations. Et là, ça ne va plus. Nos enfants doivent comprendre que FB est une chose, mais le devoir scolaire en est une tout autre.