Ce livre d'Emna Belhaj Yahia, le plus personnel de tout ce qu'elle a écrit jusque-là, reconstitue quelque part le puzzle de ces quatre années de transition «L'anti-oubli, c'est écrire, décrire, raconter, voilà ce que tu dois faire. Et, tu dois, donc tu peux, n'est-ce pas ? Oublier, c'est mourir un peu», ainsi parle Emna Belhaj Yahia dans son dernier livre, définissant dans la foulée la raison d'être d'un écrivain. Un livre paru en même temps à Paris qu'a Tunis, l'hiver 2014. Un livre intimiste et imbibé d'humanisme et de poésie où le va-et-vient entre sa personne à laquelle elle s'adresse le long du récit à travers le pronom personnel «tu» et les autres et des faits réels et des événements politiques ponctuent un témoignage de toute sensibilité. Entre incertitudes, doutes, appréhensions et espoir, «Tunisie. Questions à mon pays» n'arrête pas d'interroger, avec la profondeur du philosophe de formation qu'Emna Belhaj Yahia est, les thèmes de débats qui traversent le quotidien d'un pays arabe expérimentant une transition démocratique : l'islam politique, le conservatisme, le passé idéalisé, le religieux, les élections, la question identitaire, la société civile, la liberté, la parole publique, l'intellectuel, la révolution. Elle veut redonner du sens à des matériaux traités dans l'urgence, car «le désordre risque de devenir fatal», explique-t-elle. Mais comme E. Belhaj Yahia l'a toujours été dans la vie, dans son ouvrage aussi, l'auteur garde intacte toute sa modestie. Expliquant sa démarche, elle note : «Aurais-tu, dès lors, l'intention de traiter toutes ces questions ? Ce serait présomptueux ! Tu ne peux aborder que celles qui se posent à toi avec acuité, à travers le contact de ceux que tu as rencontrés et avec qui tu as partagé, à un moment ou un autre, une partie de ton expérience, au gré de ton cheminement sur les routes du pays qui est le tien». Parmi les questions qui se sont posées à elle : l'«école de l'indépendance». Au hasard de sa captation d'un passage télévisuel, elle entend un «monsieur hirsute» traiter cette école de tous les noms. Une occasion pour l'écrivain de ressusciter des personnages qui habitent toujours le panthéon de sa mémoire. Ceux de ses enseignants des années 50 et 60: Michèle Naudet, Mahmoud Abdeljawed, Mlle Mariani, Denise Saada, Mme Maalouf, Mme Masri, Abdelkader Mhiri, Simone Lellouche, Annie Pérusat, Chedli Bouyahia, Anne-Marie Blondel, Mme Tarifa... Pourquoi s'est-elle sentie autant blessée par les déclarations de cet homme politique de l'ère post-14 janvier ? Tout simplement parce que pour l'écrivain, c'est dans cette école-là qu'elle construisit son appartenance, son identité, grâce au savoir, à la culture. L'école lui a permis de «changer d'échelle» et de se détacher du microcosme où elle est née. Suit alors une réflexion intéressante sur la notion d'identité : «Mais les éléments de ton identité sont multiples, et l'harmonie entre eux, tu l'établis en faisant en sorte que la multiplicité soit plutôt source de richesse que de déchirement, si bien que les problèmes que tu rencontres ne se posent jamais à toi sous un angle identitaire. Il en est de même pour la plupart des gens, excepté ceux qui considèrent leur identité comme un moule...qui est fait pour les corseter toute la vie». Les hommes politiques d'aujourd'hui la ramènent à un autre épisode de sa vie, lorsque dans les années 80 elle s'engage du côté de la Ligue tunisienne de défense des droits de l'homme et qu'elle assiste au spectacle des narcissismes hypertrophiés et des ego en liberté des leaders de l'organisation. Une guerre de tranchées se déclarait entre les uns et les autres. La même qui ponctue la scène publique actuelle. «Ce qui situe les acteurs politiques dans des rivalités incessantes et des rapports de clans provient donc d'héritages anciens, de mentalités enracinées», écrit-elle. C'est à cause de ce combat de coqs entre ceux qui aspiraient au pouvoir que l'auteur a quitté ce monde-là depuis longtemps sur la pointe des pieds, sans faire de bruit. Mais elle continue, en tant qu'intellectuelle, sa mission d'observatrice du phénomène politique. Et témoigne : «Cette personnalisation forcée, à l'intérieur du politique, n'a pas contribué à le faire progresser, au contraire. Et c'est bien elle qui explique l'atomisation des forces et leur dispersion remarquable face à l'islamisme...». Ce livre d'Emna Belhaj Yahia, le plus personnel de tout ce qu'elle a écrit jusque-là, depuis Chronique Frontalière (1991) jusqu'à Jeux de Rubans (2011) reconstitue quelque part le puzzle de ces quatre années de transition. Reliant les évènements à leurs sources lointaines, revisitant le passé à l'aune du présent et donnant du relief à un quotidien qui, sans la plume de l'écrivain, tomberait dans l'indifférence. Et «Oublier, c'est mourir un peu»... «Tunisie. Questions à mon pays», Emna Belhaj Yahia. Réflexions Déméter, février 2014, 124 pages.