Pour commémorer le premier anniversaire de l'attentat perpétré contre le Musée national du Bardo, l'Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC) a organisé la première session des "Nuits du Musée du Bardo". Ce programme musical qui s'est déroulé du 20 au 24 courant a été conçu à l'image des "Nuits du Musée de Sousse, inaugurées il y a près de quatre ans. Ayant eu pour cadre le hall d'entrée du Musée du Bardo, la manifestation est annoncée comme le début d'une animation périodique. Par leur contenu comme par le lieu où elles se sont déroulées ‘'Les nuits du Musée du Bardo'' posent problème. Elles risquent sérieusement de produire le contraire de l'effet annoncé par les organisateurs urbi et orbi. Mais elles ont le grand mérite de révéler combien nos musées - y compris les plus connus - sont loin de la véritable animation muséographique. Par la même occasion, se dévoilent des disfonctionnements majeurs de la gestion du patrimoine archéologique. Le constat est d'autant plus affligeant qu'il coïncide avec la célébration du 60ème anniversaire de l'indépendance du pays qui a consenti de grands sacrifices pour l'étude et la mise en valeur du patrimoine archéologique. Le devoir de mémoire n'est pas discutable La célébration de la mémoire des nombreuses victimes de l'attentat du 18 mars 2015 est une obligation qui s'impose à tous. Elle prouve que, sans distinction aucune, les victimes de la barbarie restent présentes dans tous les esprits. Les Tunisiens n'oublient ni leur innocence ni leur amitié pour le pays dans lequel elles sont venues admirer des chefs d'œuvres du patrimoine mondial et où elles ont été prises pour cibles choisies froidement. Depuis la nuit des temps, les nations ont été jugées, entre autres critères, sur leur attachement à la célébration de la mémoire de ceux qui les ont servies ou qui y sont tombés, victimes d'une agression. Les statues, les plaques commémoratives, les mémoriaux sont autant de traces matérielles de cette reconnaissance dont les premières manifestations remontent à la haute Antiquité. Ils jalonnent les territoires et servent de marqueur dans la topographie urbaine, éveillant les enfants du pays et se donnant à voir aux étrangers qui veulent pénétrer l'âme du pays et comprendre les représentations qui meublent sa mentalité collective. Dans la cérémonie commémorative, organisée, le 18 courant, il y avait toutes les marques de l'hommage solennel : la présence de hauts représentants de l'Etat, la participation du ministre des Affaires Etrangères d'un pays ami dont trois citoyens ont été victimes de l'attentat perpétré il y a un an, le recueillement de tous et un discours officiel qui a exprimé la fidélité au souvenir et la détermination dans la lutte contre le grand mal que représente le terrorisme supranational ainsi que l'attachement de la Tunisie à sa culture millénaire et à son ouverture sur le monde extérieur. Au total, la cérémonie a été marquée par le sens de la mesure et la gravité que commandaient les circonstances. Elle se suffisait à elle-même. Mais deux jours après allaient commencer les festivités conçues par l'AMVPPC pour plusieurs soirées, dans l'enceinte du Musée. Sans discuter de la valeur intrinsèque des concerts, de leur conformité au programme annoncé et des conditions d'écoute dans lesquelles ils se sont déroulés, nous soulevons la question du principe même de cette programmation dans le musée. La MVPPC mêle les genres et néglige ce qui lui revient Depuis qu'elle a été créée, avec une autre dénomination, il y a près de 30 ans, l'AMVPPC n'est jamais intervenue dans ce qui touche au contenu des musées : gestion des collections, muséographie, notices de présentation. Son rôle se limite à l'accueil (à commencer par les recettes des entrées) y compris les boutiques (quand elles existent). Le contenu des musées relève de l'Institut national du Patrimoine (INP) qui a ses propres personnels scientifique, administratif et ouvrier. Ne pouvant agir à l'intérieur des musées, l'AMVPPC s'est rabattue sur une animation musicale et parfois, en matière d'art plastique et culinaire qui n'a aucun rapport avec les collections des musées. C'est ce qui s'est passé à Sousse depuis l'été 2012. Les ‘'Nuits du Musée de Sousse'' sont devenues un mini festival d'été qui s'est ajouté à toutes les autres manifestations de ce genre que comptent la ville et sa région. Que des amateurs de chansons et de danse aient apprécié les ‘'Nuits du Musée de Sousse'' ne signifie nullement que le musée en ait profité réellement. Il faudrait prouver que ceux qui ont fréquenté ‘'Les nuits du Musée de Sousse'' ont réellement découvert le musée et y sont revenus pour des visites diurnes. L'initiative de l'AMVPPC concernant le Musée Bardo se caractérise par la multiplication des manifestations programmées. Dans une interview accordée à un journal de la place, quelques jours avant le démarrage de la manifestation, le premier responsable de l'Agence a annoncé l'engagement du musée dans l'«événementiel ». Ces perspectives soulèvent des questions aussi nombreuses que brûlantes. Si l'Agence était respectueuse du musée et de son public, elle aurait pu s'occuper de bien des choses qui relèvent de sa responsabilité première. L'ouverture du restaurant et de la cafétéria qui attendent depuis près de quatre ans aurait été une bonne nouvelle. Les deux distributeurs automatiques de boissons, installés, honteusement, près de l'entrée des WC ne semblent gêner aucun décideur. Etoffer le contenu de la ‘'Boutique du Musée'' par de nouvelles publications et de nouveaux autres produits (reproduction d'objets du musée, jeux éducatifs, objets utilitaires comprenant la marque du musée…) aurait constitué de nouvelles ressources pour un établissement qui dit vivre une asphyxie financière. Le beau livre publié dernièrement par l'AMVPPC en coédition avec l'INP est une bonne initiative. Consacré au musée du Bardo, il a le mérite de paraître à l'occasion de la commémoration de l'attentat. Mais ce geste isolé ne peut pas faire oublier la léthargie éditoriale de l'Agence, depuis plusieurs années. Tout ce que les touristes ne trouvent pas à acheter au musée n'est-il pas un manque à gagner dont l'AMVPPC est responsable ? Si elle était soucieuse du confort des visiteurs du musée, l'Agence aurait cherché, avec les parties concernées, à résoudre le grave problème de climatisation de l'établissement. Il est notoire que les touristes et les employés du Musée grelottent l'hiver et suffoquent l'été. Plusieurs plaintes ont été formulées, au cours des dernières années, par voie de presse. Les gestionnaires du projet du ‘'Nouveau Bardo'' ont dépensé plus de 20 millions de dinars (empruntés à la Banque mondiale) en négligeant la climatisation d'un musée où le visiteur est censé passer, en moyenne, plusieurs heures. Revenons aux "Nuits du Musée du Bardo". L'AMVPPC oublie, ou ne réalise pas, que le vénérable Musée national du Bardo, ouvert au public depuis près de 130 ans est avant tout un musée archéologique qui regroupe des objets découverts, pour l'essentiel, dans des sites antiques éparpillés dans les différentes régions du pays. En tant que tel, il a une identité et une dignité à préserver. Ses richesses intrinsèques sont telles qu'elles ne sauraient s'accommoder d'être le prétexte de manifestations n'ayant aucun rapport avec les collections. Regorgeant d'objets très variés et pas forcément bien exposés, le Musée du Bardo mérite des présentations, des focalisations ponctuelles et des illustrations qui aident à la compréhension. Viennent alors, les guides appropriés (y compris pour les enfants), les dépliants particuliers aux différents départements. Viennent aussi les visites nocturnes programmées régulièrement en certains jours de la semaine et en des occasions particulières. Beaucoup de visiteurs y trouveraient certainement leur compte, frustrés qu'ils sont par l'horaire minimaliste qui est resté figé depuis plusieurs générations. Mais pour réaliser tout cela, il faudrait une collaboration étroite entre l'AMVPPC et l'INP. Existe-t-elle ? Si oui, avec quels résultats ? Mêmes les courtes visites nocturnes promises en prélude des galas des ‘'Nuits du Musée du Bardo'' n'ont pas eu lieu. Dans ses dernières déclarations, le premier responsable de l'Agence a parlé d'une future « convention de partenariat avec l'INP qui définisse (sic) le champ d'intervention de chaque partie ». Ainsi, trois décennies après la création de l'Agence, sa collaboration avec l'INP reste encore à définir. Aux problèmes endémiques du musée du Bardo risquent de s'ajouter tous ceux que charrient les visées destructrices de l'AMVPPC. Les réussites des grands musées des pays étrangers sont pourtant là depuis longtemps et devrait inviter les responsables de l'Agence à la réflexion. Sans même aller jusqu'au Musée du Louvre ou au British Museum, il suffirait d'observer des musées d'envergure moindre mais qui font preuve d'un savoir-faire impressionnant et constamment renouvelé. Ainsi en est-il du Musée royal de Mariemont en Belgique. Ses programmes de visites guidées pour les groupes scolaires, ses expositions temporaires thématiques et les publications qui les accompagnent, les réservations et les payements en ligne qu'il propose forcent l'admiration. A vouloir pratiquer l'agitation culturelle et chercher des recettes par des voies peu dignes des établissements qu'elle gère (en partie), l'AMVPPC risque de faire perdre au musée du Bardo jusqu'à son âme. La mise en valeur du patrimoine est, sous d'autres cieux, un savoir connu et reconnu. L'Agence cherche-t-elle à l'inventer sans en avoir les moyens et au risque de démolir le peu qui reste ? Si elle se détourne des véritables besoins du patrimoine et veut se spécialiser dans l'organisation des galas et des défilés de mode, pourquoi ne louerait-elle pas, pour cela, des salles de fêtes et autres espaces voués aux festivités ? L'institut national du Patrimoine rate l'occasion de la commémoration Seul responsable de la gestion des collections et des manifestations muséographiques, l'Institut national du Patrimoine (INP) aurait pu saisir l'occasion de la commémoration pour présenter un nouveau visage du Musée du Bardo. Les alternatives qui s'offraient à lui ne manquaient pas. Plus d'un an avant l'attentat du Bardo, il a été fortement question d'un décret instituant l'autonomie du Musée du Bardo. L'idée a été applaudie par tous ceux qui souhaitaient mettre fin à un statut juridique opprimant pour le musée : aucune autonomie budgétaire, pas d'organigramme au niveau de la gestion scientifique, absence totale de pouvoir décisionnel et inexistence même de la fonction de directeur du Musée qui se trouve être un chercheur de l'INP en charge de la direction du musée avec le simple titre de ‘'conservateur''. La mise en pratique du statut espéré depuis longtemps attend toujours. Le réaménagement du Musée commencé dans le cadre de l'agrandissement qu'il a connu au cours des années 2009-2012 est loin d'être achevé. Des salles sont encore fermées au public, des statues gisent par terre, des objets exposés restent encore sans aucune indication. Le ‘'Petit musée'' qui héberge l'essentiel des collections autres que antiques reste fermé. L'inauguration d'une réalisation muséographique notable aurait constitué un événement. La manière dont sont présentées des dizaines de pièces archéologiques, déposées pêle-mêle au fond du parking situé en face de l'entrée du musée, parmi les herbes folles et les détritus, depuis le chantier de l'agrandissement, est une vraie plaie. Concevoir pour ces objets une présentation digne de leur valeur artistique et historique est un devoir pressant. Une telle réalisation aurait pu être programmée pour la commémoration. Elle n'aurait pas manqué d'être remarquée et appréciée. Un travail salutaire a été engagé, il y a plusieurs années, en collaboration avec le Musée du Louvre, en vue de restaurer les statues du Musée du Bardo et renouveler les socles qui les ont portées depuis longtemps. Ce qui a été réalisé de ce travail de longue haleine, a été inauguré, il y a quelques mois, dans la ‘'Salle de Carthage''. L'explication de ces réalisations aux visiteurs par les experts et les stagiaires engagés sur le ‘'Chantier-Ecole'' aurait intéressé les amis du musée. Médiatisée comme il se doit, à l'occasion de la commémoration, elle aurait constitué une véritable attraction. Le Musée du Bardo s'est attiré beaucoup de sympathie depuis l'agression sauvage dont il a été le théâtre, il y a un an. Pour peu qu'on se penche sur sa situation dramatique, on se rend compte de l'impasse dans laquelle il a été engagé par l'affligeante direction bicéphale qui le paralyse : un ‘'Conservateur'' relavant de l'INP et un(e) ‘'Responsable'' relavant de l'AMVPPC. L'inexistence d'une vraie direction générale centrale, au niveau du ministère de tutelle, à même de coiffer l'autorité de l'INP et celle de l'AMVPPC ajoute à l'ampleur du problème. N'y a-t-il pas là un dossier urgent pour la ministre de la Culture qui est aussi - il faut le rappeler- en charge de la Sauvegarde du Patrimoine? Houcine Jaïdi
