En 2003, il avait demandé à Zine Al Abidine Ben Ali de rendre public son état de santé. En 2011, il avait adressé une lettre ouverte à Moncef Marzouki – avant qu'il ne soit désigné au poste de président provisoire de la République – l'appelant, au nom de la transparence, à dire la vérité aux Tunisiens sur son dossier médical. Le coup de théâtre a eu lieu en septembre 2014, à quelques semaines de l'élection présidentielle, avec sa lettre ouverte au président du mouvement de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi, en le priant de ne pas se présenter à ladite élection à cause de son état de santé. Omar S'habou, connu pour avoir fondé un quotidien tant persécuté par l'oppression, Le Maghreb, a décidé, au lendemain du 14 janvier, de se lancer, directement, dans la politique. L'un des premiers fondateurs de Nidaa Tounes, il sera, aussi, l'un des premiers à quitter le navire. Au cours de cette rencontre, Omar S'habou est revenu sur la situation générale du pays six ans après les soulèvements de 2011. -Le Temps : On a fêté, hier, la sixième commémoration de la révolution du 14 janvier. En dépit des différentes versions auxquelles nous avons droit, aujourd'hui, les faits sont réels et irréversibles. Si vous étiez amené à qualifier ces dernières six années, comment le feriez-vous ? Omar S'habou : Je dirais un mot qui s'impose tout de suite à moi ; quel gâchis ! Qu'elle fût le produit d'un complot ou le produit d'un soulèvement authentique du peuple tunisien, comme vous le dites si bien, l'important c'est le résultat. La conséquence est là et elle est catastrophique voire dramatique. C'est un gâchis parce que le monde entier a été, qu'on le veuille ou non, ébahi par ce soulèvement aux moindres frais des Tunisiens contre l'un des régimes les plus despotiques de la terre. Cela nous a valu de l'admiration et même de l'affection. Le monde entier était disposé à soutenir ce peuple et l'on pouvait espérer accueillir aisément dix millions de touristes à cette époque-là. On se souvient tous de la réunion des G8 où tous les participants s'étaient engagés à accorder des sommes astronomiques à la Tunisie... Tout cela est parti en fumée. J'en ramène la cause à un fait très simple : Il s'agit de l'irruption des islamistes dans la vie politique tunisienne. Avec l'avènement d'Ennahdha comme parti reconnu, l'identité tunisienne a été chahutée, dénaturée et aux yeux de nos amis et de nous-mêmes, trahie ! Vous n'adhérez donc à la théorie qui dit que ce sont ces mêmes forces étrangères qui ont aidé les islamistes à se renforcer ? Non pas du tout. Les Tunisiens se sont soulevés en 2011 suite à un ras-le-bol général contre le régime. Il y a bien eu un soulèvement des tunisiens, anarchique certes et chaotique, mais authentique ! Et l'instrumentalisation qui en a été faite l'a été a postériori. Sauf que, encore une fois, après l'ascension des islamistes, on ne savait plus si la Tunisie allait entamer une transition vers une démocratie ou si elle allait basculer vers l'islamisme politique. De ce fait, les bailleurs de fonds étrangers se sont rétractés en attendant que la nouvelle Constitution voie le jour et que les élections législatives aient lieu. Seulement voilà, au lieu d'une année, l'écriture de la nouvelle Constitution a pris trois années et tous ceux qui étaient disposés à aider notre pays se sont rebiffés. Par ailleurs, et pendant ces trois ans de la gouvernance de la Troïka, confiés à des gens inexpérimentés et sous l'emprise de visons idéologiques désuets, la gestion du pays a été confuse et lamentable. Nous avons reçu, depuis le soulèvement – je ne dis jamais révolution parce qu'une révolution a des conditions apriori et a posteriori qui n'ont pas été réalisées pour la Tunisie – jusqu'à 2014, entre dons et prêts, la somme de vingt mille milliards. En temps normal, dans une période de stabilité, ces vingt mille milliards auraient été suffisants pour générer un taux de croissance de 5 à 6% par année. Comme on le sait, chaque point de croissance engendre à peu près entre 50 et 60 mille emplois. Cette somme a été gaspillée et, jusqu'à ce jour, on ne sait pas encore ce qu'il en est advenu. -Le mouvement de Nidaa Tounes s'est justement fondé autour de cet échec de la Troïka. Vous avez été l'un des premiers fondateurs et l'un des premiers à quitter le navire. Craigniez-vous, à l'époque, ce qui arrive aujourd'hui à Nidaa Tounes ? La lettre que j'ai adressée à Béji Caïd Essebsi avant mon départ contient la réponse. J'y 'ai évoqué les prémices d'une alliance avec Ennahdha qui étaient déjà visibles à cette époque-là. Je ne pouvais tout simplement pas admettre cela. Une alliance avec ce mouvement est, pour moi et pour une bonne partie des électeurs de Nidaa Tounes, une trahison. Deuxièmement, j'y ai parlé des premiers et évidents signes d'une intrusion de la famille du président dans la chose publique. Je voyais comment la famille et l'entourage familial s'immisçaient dans les affaires publiques et comment si Béji commençait à en devenir l'otage. La troisième raison que j'avais évoquée était son état de santé. Avant les élections Si Beji travaillait la matinée et se reposait l'après midi. Je connais des détails que je ne peux pas divulguer parce que cela rentre dans l'interdit. Mais si jamais si Béji m'avait, à ce moment-là, poursuivi en justice pour diffamation, j'aurais dit ce que je savais. -Est-ce que vous en voulez toujours au président de la République aujourd'hui ? Oui bien-sûr et je l'accuse même de trahison parce qu'il a trahi les un million et sept cent milles Tunisiens qui l'ont choisi. -Avait-il le choix ? Il l'avait ! Et c'est cela même qui constitue la grande mystification ! Il avait la possibilité d'avoir une majorité confortable sans Ennahdha ! -En dépit du refus catégorique du Front populaire ? Bien évidement parce que, avant la première réunion de la nouvelle Assemblée, Hassan Zargouni, a établi une liste de 125 députés inconditionnellement acquis à l'approche moderniste. Cette liste est constituée des élus de Nidaa Tounes, de l'Union Patriotique Libre (UPL), d'Afek Tounes et de dix autres élus indépendants. Avec cette majorité très confortable, Béji Caïd Essebsi aurait pu gouverner facilement le pays. Malheureusement, il y a eu, au préalable, le fameux pacte de Paris qui est non pas un pacte de sauvetage du pays mais un pacte de partage du pouvoir. -Etes-vous d'accord avec ceux qui accusent le chef de l'Etat de dépassement de ses prérogatives constitutionnelles ? Les attributions conférées au président de la République par la constitution lui interdisent de se mêler de la chose politique. Mais la composition génétique des Tunisiens est faite de telle sorte qu'ils ne s'embarrassent pas d'un glissement du régime parlementaire vers un régime présidentiel de facto. Même la classe politique n'a pas cherché querelle au président pour avoir opéré subrepticement ce glissement. -Et est-ce qu'il y a un glissement de Carthage vers la Kasbah ? Je ne vois pas Youssef Chahed dire non à Béji Caïd Essebsi en quoi que ce soit puisque c'est lui qui l'a imposé à ce poste. Lors des fameuses concertations de Carthage – auxquelles ont pris part neuf partis politiques et trois organisations nationales – le chef de l'Etat a demandé à tous les concernés de lui présenter une liste contenant trois noms pour la candidature pour le poste de chef du gouvernement. Le jour J, et alors que chacun avait sa liste, Béji Caïd Essebsi n'a donné la parole à personne et a annoncé avoir lui-même un candidat. Après avoir énuméré ses qualités, il a annoncé le nom de Youssef Chahed. Suite à cela, il leur a donné quarante-huit heures pour avoir leurs avis définitifs et, pendant ce temps, il a tout ficelé et s'est assuré une majorité autour de son choix. A la réunion d'après, le fait était accompli et le décret de la nomination de Youssef Chahed était, déjà, prêt. -Ce gouvernement d'union nationale qu'on nous a présenté comme le dernier recours pour le pays serait-il capable d'aller jusqu'au bout de son mandat selon vous ? D'abord, il ne s'agit pas d'un gouvernement d'union nationale, il s'agit là d'une tromperie. Le gouvernement d'union nationale doit réunir des conditions spécifiques ; il doit absolument réunir, autour d'un programme bien précis, l'opposition et le pouvoir. Or, cela n'est pas le cas pour le gouvernement Chahed où l'opposition réelle – qui se manifeste régulièrement par une radicale opposition au système – n'a même pas été consultée lors du processus de la formation de l'équipe. Ensuite, un gouvernement d'union nationale, comme cela a été le cas à deux reprises durant notre histoire moderne, doit, nécessairement, intégrer les deux principales organisations nationales à savoir l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) et l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (UTICA). Au lendemain de l'Indépendance, la Tunisie a eu un gouvernement d'union nationale auquel avaient pris part des représentants des ouvriers, des patrons et des agriculteurs. Après les événements de 1978, nous avons, aussi, eu droit à un gouvernement d'union nationale au sein duquel l'UGTT était représentée par trois ministres qui se sont engagés autour d'un programme bien précis qu'ils ont fait aboutir jusqu'à son terme ; il n'y a eu aucun revirement en cours de la route ! Au lendemain de la deuxième guerre mondiale en France, Charles de Gaulle avait formé un gouvernement d'union nationale formé de tous les courants politiques, même l'extrême Droite. Donc, ceci n'est pas un gouvernement qui répond aux critères universels d'un gouvernement d'union national. Si vous me parlez des partis dit d'opposition qui font partie du gouvernement Chahed, je serais obligé de vous rappeler qu'ils ne représentent rien ni en termes de poids électoral ni en terme de représentation parlementaire. -Est-ce que ce gouvernement réussira, malgré tout, à finir son mandat ? A part le fait qu'il ne soit pas un gouvernement d'union nationale, on voit très bien qu'il ne bénéficie pas d'un grand soutien politique sûr. Il existe déjà trois partis signataires du pacte de Carthage qui ont voté contre le projet de la loi des Finances de 2017. Sachant que cette même loi représente l'acte souverain, principal et fondamental d'un gouvernement, voter contre revient à dire que l'on ne soutient plus le gouvernement. Je lui souhaite du succès mais, tel qu'il est parti, je ne pense pas qu'il puisse arriver au terme de son mandat. -On parle déjà d'un remaniement ministériel qui ne saurait tarder. Oui et cela concernerait essentiellement les ministères qui traitent de la question sécuritaire. -De ces partis qui ont voté contre la LF, il existe celui de Mohsen Marzouk qui s'apprête à se lancer dans une coalition avec l'UPL de Slim Riahi. Quel avenir pour cette nouvelle formation et quel ADN pourrait-elle avoir ? C'est un échafaudage qui est voué à l'échec. La motivation des uns et des autres est purement politicienne. Elle n'a rien à avoir avec l'intérêt du pays. Quant aux deux protagonistes principaux, Marzouk et Riahi... permettez-moi d'en rire. -Ennahdha passe par une crise interne, Nidaa Tounes est arrivé à un point de non-retour, le Front du sauvetage est considéré comme un mort-né, les partis de l'opposition peinent à évoluer... Quelle alternative pour 2019 dans tout ce chaos politique selon vous ? La politique c'est comme la nature, elle a horreur du vide. Quelque chose naîtra au moment voulu. Une nouvelle force moderniste et démocratique verra le jour et fera face aux islamistes. Je pense qu'il y aura un rassasiement des démocrates et des patriotes de ce pays qui trouveront une bonne formule pour créer une alternative crédible. -Cette alternative pourrait-elle restituer cette confiance entre les électeurs et les partis politiques après tant de déceptions ? Ce qui motive principalement la majorité des Tunisiens c'est le refus et le rejet d'Ennahdha. Donc ceux qui se présenteront comme alternative à Ennahdha et à ses appendices, seront suivis et soutenus par les Tunisiens à condition qu'ils soient crédibles et ne perpétuent pas les visages et les rhétoriques que les tunisiens abhorrent déjà... -Les dirigeants d'Ennahdha s'inscrivent de plus en plus dans le rejet de l'islam politique et prônent, désormais, ce qu'ils appellent l'islam démocratique. Est-ce que ce concept est réel selon vous ? Je n'y crois pas du tout. L'ADN même de ce mouvement, de ses dirigeants et de sa base est islamiste et personne ne peut se libérer de son ADN. Il s'agit d'une structure mentale, psychologique et culturelle enracinés dans la philosophie frériste. Après l'exercice du pouvoir, les dirigeants d'Ennahdha se sont convertis à un peu de réalisme parce qu'ils ont compris deux choses fondamentales ; ils ont compris qu'il leurs était impossible de changer le mode de vie du Tunisie ; ils ont compris aussi que l'Etat tunisien, contrairement à ce qu'ils croyaient, n'est pas un Etat artificiel et inféodé à l'occident pervers mais un Etat réellement national. Toutefois, ils n'ont pas abandonné le projet d'islamisation de la société tunisienne. Ils le poursuivent d'une autre manière. Il y a un fait particulièrement saisissant qui s'est produit et qui démontre que l'évolution dont se prévaut les islamistes n'en est pas une : lorsque le chef du mouvement, Rached Ghannouchi, a assimilé Daech à « l'islam en colère ». Ceci est un cri du cœur, de vérité enfui en lui-même et qui prouve qu'il n'y a eu aucune évolution. Laisser entendre qu'il y a identification entre Daech et l'islam cela veut dire que l'on continue d'être absorbé par la conception frèriste de la vie et de la religion. Daech représente l'anti-islam et le Coran a été clair quant à ceux qui assassinent des croyants volontairement : « Quiconque tue intentionnellement un croyant, Sa rétribution alors sera l'Enfer, pour y demeurer éternellement. Allah l'a frappé de Sa colère, l'a maudit et lui a préparé un énorme châtiment ». Daech est la négation de l'islam et prétendre le contraire revient implicitement à le reconnaître. Rached Ghannouchi s'est trahi lui-même par ce simple cri du cœur. -Vous êtes, aussi, un patron de presse reconnu. Ce qui nous amène à vous poser la question en relation avec l'état des lieux des médias surtout après la dernière polémique suscitée par l'interview de Belhassen Trabelsi à la chaîne privée Attessia. Tout d'abord, il faut inscrire toute cette effervescence et tout ce désordre dans la perspective d'une transition. Nous avons vécu, pendant des décennies,une uniformisation médiatique et c'est donc difficile de s'en libérer d'autant plus que l'approche des gouvernants tunisiens après le soulèvement a été une approche plutôt conciliatrice et non pas révolutionnaire. Si cette approche avait été révolutionnaire, on aurait eu aujourd'hui un autre paysage. Des confrères pétris de qualités qui ont servi l'ancien régime se sont retrouvés en position de continuer leur travail. Je pense que ce n'est pas une mauvaise chose parce que ces confrères ont des talents qu'ils consacrent aujourd'hui à servir servir une nouvelle Tunisie. En ce qui concerne Belhassen Trabelsi, je suis radicalement contre son interview : il faut tout d'abord qu'il comparaisse devant la justice avant de pouvoir prendre la parole en public. -Vous auriez refusé cette interview ? Absolument. -Et est-ce que vous seriez capable d'en refuser une avec Ben Ali ? Bien-sûr. Il faut qu'il passe par la justice d'abord. Il faut qu'il retrouve sa citoyenneté de Tunisien après s'être défendu des lourdrs charges qui pèsent contre lui. Une fois qu'il aura retrouvé sa citoyenneté, il pourra parler tant qu'il voudra. -Etes-vous d'accord avec ceux qui estiment que ladite interview n'était en fait qu'une tentative pour blanchir l'image du concerné ? Je refuse les procès d'intention. -Pour finir, la présidente du parti Destourien libre vient d'intenter deux procès contre l'Instance vérité et dignité (IVD) et sa présidente, Sihem Ben Seddrine. Que pensez-vous de cela ? Dès lors que le Tribunal lui a donné raison, Abir Moussi a eu raison de faire ce qu'elle a fait. Autant j'ai de l'admiration pour Abir Moussi, autant je suis sincèrement choqué par l'IVD et sa présidente, Sihem Ben Seddrine. Pourtant, elle a été collaboratrice au Maghreb et j'avais beaucoup d'estime pour elle. Malheureusement, elle a fait une involution incroyable. L'IVD est une entreprise de revanche qui a été conçue par les islamistes pour assouvir une profonde et morbide revanche contre Bourguiba et les Destouriens. Choisir comme date de départ de cette inquisition le premier juin 1955, le jour où Bourguiba est revenu en Tunisie après treize années d'épreuves cruelles pour entamer la construction de l'Etat National, est un acte inquisitoire d'une insupportable indécence ! D'ailleurs tout ce processus sera très vite méprisé, rejeté et oublié. Comme toute chose construite sur la haine. S.B