On entre dans l'exposition photographique de Douraïd Souissi comme dans un monde parallèle, comme on va à la rencontre de l'invisible. On pénètre dans ce lieu hypnotique en silence pour y vivre religieusement une expérience au cœur de la chambre noire. La magie de la pénombre opère, estompant pudiquement les détails tout en révélant la dimension essentielle des êtres, leur conférant une épaisseur, un velours, une présence intense dans l'immensité cosmique. Noir sur noir ! N'y aurait-il pas d'espoir que dans l'ascèse et le retour à soi ? A l'immobilité des images présentant des hommes debout dans des postures identiques quasi rituelles de recueillement, correspond la position du spectateur, pris à son insu dans le jeu spéculaire, ignorant qu'il est, lui aussi, dans ce dispositif, réduit à l'état de silhouette devenant une entité, un contour, une masse, dégageant une énergie et une sensualité propres. Il ne s'agit pas d'un face à face, ni d'une confrontation avec le sujet mais d'une observation discrète lointaine puisque les modèles, nous tournent littéralement le dos en se laissant portraiturer de manière inhabituelle. Cette respectueuse investigation de l'intime prend, en effet, la précaution de la distance, nous invite à évaluer la conscience que nous avons de nos faces cachées et à plonger dans le miroir noir qui nous est tendu pour déceler entre le fond et la forme, la justesse des nuances, la timidité de la lueur, la douceur du halo et l'incandescence de l'aura comme jaillissement intérieur à la source de la connaissance. Créant une atmosphère mystique, Douraïd Souissi manie la lumière à la manière d'un Georges de la Tour et, au delà de la prouesse technique, auréole des inconnus en les drapant de mystère. Du coup, ils acquièrent une personnalité, un caractère et réclament un prénom pour témoigner d'un instant de communion comme on scelle un pacte, comme on fraternise. Le spécifique et le commun sont les vecteurs de cette célébration de l'individu où les codes de l'attitude collective se manifestent dans la plus secrète des solitudes, où la répétition se dépasse elle-même, où la similitude révèle ses surprises, où les aplats suggèrent une profondeur abyssale. C'est donc bien d'une paradoxale condition humaine qu'il s'agit. S'ils ne bougent pas, ce n'est pas qu'ils sont figés. Ils semblent marquer un temps d'arrêt et nous font ressentir l'écoulement du temps. On s'attend d'ailleurs à ce qu'ils se meuvent d'un instant à l'autre comme à la fin d'une minute de silence. S'ils ont la tête baissée, ils ne s'effondrent pas. Ces hommes fixent un sol suggéré par la direction de leur regard. Ils scrutent dans l'ici-bas ce qu'ils pourraient invoquer en levant les yeux vers le ciel dans une tout autre disposition de l'esprit. Humblement, ils prennent conscience de leur dignité comme s'ils consolidaient leur ancrage pour accéder à un univers spirituel sans limites. Ils sont leur propre repère alors que l'effacement de l'horizon fausse l'appréhension de l'échelle. Perdus, ils découvrent leur centre de gravité. Suscitant à la fois admiration et pitié, ces titans introvertis, érigés comme de troublants totems sont des phares balisant la nuit, ils sont les colonnes d'un temple absent où l'austérité est de rigueur. Ils sont pétris de masculinité. Phalliques, ils sont les spectres théâtraux d'un pouvoir inquiet et vulnérable. Poursuivant sa démarche de philosophe devenu photographe, Douraïd Souissi donne corps à sa vision de l'archétype en tournant le dos au discours politiquement correct. S'il s'intéresse à l'angoisse ontologique de l'éternel masculin, ce n'est certainement pas pour faire l'apologie du mâle. Il ne fait qu'enrichir les débats conjoncturels et sociétaux en apportant un éclairage différent, atypique. Il n'ignore pas qu'en braquant autrement les projecteurs et en tamisant la lumière, il change la perception des choses, à commencer par le comportement des visiteurs de son exposition. Déjouant les usages mondains par un dispositif qui rend les invités quasi anonymes, il les renvoie à la part la moins égocentrique d'eux-mêmes, tout en les forçant à s'accepter mutuellement, à se découvrir dans une obscurité apaisante et réparatrice qui atténue les rivalités, qui isole pour mieux rapprocher en stimulant l'acuité de l'œil jusqu'à la clairvoyance. Saisissant ce qu'il y a de plus universel dans la vérité d'un instant solitaire de méditation, Douraïd Souissi transforme l'espace d'une galerie d'art en caverne pour réinventer le mythe. *Hichem Ben Ammar est un ancien de l'esthétique des Beaux-arts. Il est, aujourd'hui, un grand animateur du cinéma documentaire et il est, donc, un connaisseur de la photo et de toutes ses expressions artistiques. Son texte nous a paru très significatif et susceptible d'enrichir les débats sur la photo artistique dans notre pays. Ce texte est introduit par Houcine Tlili