Les Journées cinématographiques de Carthage (du 3 au 10 novembre) proposeront un focus sur le cinéma sénégalais. Parmi les films qui seront projetés : «Camp Thiaroye» de Sembène Ousmane et Thierno Faty Sow. Début août à Dakar, une mission tunisienne menée parNéjib Ayed, directeur général des JCC, a pu rencontrer des professionnels sénégalais du cinéma et de la presse, dont Hugues Diaz, directeur de la Cinématographie du Sénégal. Le but était d'annoncer un focus sur le septième art sénégalais à l'occasion de la 52e édition des JCC. Quatorze films, entre longs et courts métrages de fiction et documentaires, ont été sélectionnés pour«montrer la trajectoire de l'évolution du cinéma sénégalais». Parmi les longs métrages choisis, celui de Sembène Ousmane et Thierno Faty Sow, «Camp Thiaroye». Grand ami de Tahar Chériaa, Sembène Ousmane est l'un des écrivains, acteurs, scénaristes et réalisateurs majeurs de l'Afrique subsaharienne, qui a marqué non seulement le cinéma sénégalais mais également africain sur toute sa surface. Quant à Thierno Faty Sow, il est peut-être moins connu que son ami Sembène Ousmane mais il n'en reste pas moins un homme qui «a vécu pour l'art et le cinéma». Le ministère sénégalais de la Culture aurait pu choisir «La Noire de…», qui, en 1966, a obtenu le Tanit d'or aux premières Journées cinématographiques de Carthage. Mais opter pour «Camp Thiaroye» du même réalisateur a été un choix très judicieux. Tout d'abord, comme écrit plus haut il y a deux réalisateurs (Thierno Faty Sow étant également le dialoguiste), ce qui permet de voir un film avec deux regards complémentaires. D'autre part, ce long métragedate de 1988, soit il y a trente ans. Et puisque nous sommes dans les âges, le 1er décembre cela fera 74 ans que le massacre de Thiaroye a eu lieu. Il faut également noter que ce film est une coproduction sénégalo-algéro-tunisienne puisque feue la SATPEC (Société anonyme tunisienne de production et d'expansion cinématographique) y a mis du sien tout comme l'ENAPROC (Entreprise Nationale de Production Cinématographique algérienne). Il est à souligner que la musique originale du film (composée par Ismaël Lo également acteur dans le long métrage) a été enregistrée à l'Etablissement de la radiodiffusion-télévision tunisienne par T. Oueslati. La France mise à l'index «Camp Thiaroye» fait référence au massacre qui a eu lieu dans ce camp, le 1er décembre 1944 donc. De quoi s'agit-il ?Entre 1280 (version officielle) et 1600 (version officieuse) soldats africains, plus communément appelés«tirailleurs sénégalais», anciens combattants de l'armée française et prisonniers en Europe durant la Seconde Guerre mondiale, sont rassemblés, pour ne pas écrire parqués comme des animaux, dans un camp de transit, celui de Thiaroye (dans la grande banlieue dakaroise) avant leur démobilisation en novembre 1944. Accueillis au Sénégal comme des héros par leurs «frères» et «sœurs», ils vont faire très vite face à diverses humiliations et apprennent que leur argent (indemnités, prime de démobilisation, solde, etc.) sera réduit de moitié. La désillusion est grande et ils décident de prendre en «otage» un général pour réclamer leurs dus. La France décide d'attaquer à l'artillerie et en pleine nuit ces «nègres» «endoctrinés par les nazis». «Camp Thiaroye» met à l'index la France à travers deux personnages qui se font face : le sergent-chef Diatta, Sénégalais cultivé, quimet en avant les contradictions du système colonial,et le capitaine Labrousse, officier d'active des troupes coloniales, et est soutenu par le capitaine Raymond. Le film, qui fait plus de deux heures, est cadré par l'écho que fait la fin de «Camp Thiaroye» à son début, une arrivée et un départ ; un départ malgré le massacre, comme si cette «exécution» n'était qu'une pacotille aux yeux de la France, mais également aux yeux des nouvelles recrues, embrigadées comme si elles allaient faire fortune. Un film controversé par l'Hexagone Bien que sorti en 1988 et ayant obtenu le grand prix du jury de Mostra de Venise et le prix UNICEF la même année, «Camp Thiaroye» n'a été projeté en France qu'en 1998, et ce, dans une petite salle. Et, il faudra attendre soixante-dix ans après les faits, soit le 1er décembre 2014, au cimetière de Thiaroye, pour qu'un président français, en l'occurrence François Hollande, rende officiellement hommage aux tirailleurs sénégalais et remette au gouvernement sénégalais les archives françaises qui devraient permettre «d'établir toute la vérité sur ce massacre». Deux ans auparavant, à savoir le 12 octobre 2012, ce même président avait annoncé comme bilan officiel du massacre de Thiaroye 35 morts, or dans son rapport du 5 décembre 1944, le général Dagnan en comptait70 ; ce qui serait en-dessous de la vérité selon des témoins et des historiens ; certains tirailleurs auraient été enterrés dans des fosses communes. Pour en revenir au film de Sembène et de Sow, bien qu'une fiction traitant d'un fait réel, il n'en reste pas moins qu'il a permis un retour de ce massacre dans la mémoire et l'historiographie. Une mémoire que l'Hexagone a voulu effacer pour ne garder que le symbole de «France, la mère-patrie»…