Croyant avoir tout son temps pour lui, à Carthage, pour calmement peaufiner le projet de nouveau régime politique qu'il conçoit pour le pays, Kaïs Saïed est de nouveau pris dans la trappe d'un système gangréné par le lobbyisme, et principalement alimenté par le rapport malsain à l'argent sale, sinon par la recrudescence des populismes et des antagonismes idéologiques. En aucun cas, lui qui a superbement surfé sur l'impressionnante vague de la vox populi, se propulsant, sans coup férir, à la tête de l'Etat, lui encore, l'incarnation de l'antisystème, ne prévoyait de devoir, encore une fois, composer avec le système qu'il ne cesse de charrier. Il n'a sans doute rien à se reprocher dans le flop du gouvernement Jemli, un homme désigné par Ennahdha mais qui, un peu trop harcelé par l'incontournable Rached Ghannouchi, a commis le sacrilège de former un gouvernement en dehors des mécanismes partisans. Il aura, donc, tout bonnement été recalé dans le vote de confiance. En proie à une espèce de schizophrénie.... Du coup, le Président s'est retrouvé à subir son premier examen : choisir la personne la plus à même de former un gouvernement. Sur une bonne pile de CV de premier plan, il a identifié en Fakhfakh l'homme idoine. Il l'a choisi -sur une bonne recommandation de Tahya Tounes- sur la base de la compétence et, surtout, de l'intégrité. Les deux critères se révèlent être, aussitôt, relatifs. Parce que le Covid-19, du reste combattu avec beaucoup de poigne, n'a pas donné le temps à Fakhfakh de montrer de quel bois il se chauffait, au regard de la gouvernance et face à la crise socio-économique sévissant bien avant la pandémie. Quant au préjugé de l'intégrité, marque de fabrique d'Ettakattol, eh bien, voilà qu'il est rattrapé par cette affaire de conflits d'intérêts. En fait, l'échec de Fakhfakh, c'est aussi et surtout l'échec du Président lui-même. Le coup de la démission précédant le dépôt de la motion de retrait de confiance au gouvernement, n'est finalement que du jonglage, administratif, juridique et, surtout, politique. « Couper l'herbe sous les pieds d'Ennahdha », titrait notre journal dans une précédente livraison. Et cela fait que, constitutionnellement, l'initiative revient au Président. Sommairement, il a encore techniquement une semaine pour choisir « l'oiseau rare » (formule chère à Ghannouchi). Mais, toujours aussi formaliste, il ne correspond avec les partis, les blocs et les coalitions parlementaires que par écrit. Des concertations par écrit : le meilleur moyen de ne pas dialoguer directement, de comprendre et de se faire comprendre. Kaïs Saïed qui, encore une fois, n'aime pas le système en place, s'y plie néanmoins. Il réceptionnera (toujours par écrit) les propositions. Mais cela ne le lie en aucun cas. Il pourra sortir encore une personnalité de sous sa manche, lui accordera un mois pour le manège rituel de Dar Dhiafa. Et dès que la composition gouvernementale obtient son assentiment, le chef du gouvernement désigné ira solliciter le vote de confiance. Si, au bout de quatre mois, ce gouvernement n'obtient pas la confiance du Parlement, le Président dissoudra l'ARP et convoquera des élections législatives anticipées, au plus tôt dans les 45 jours ; au plus tard, dans les 90 jours. Voilà donc que le Président est soumis aux règles d'une constitution qu'il n'aime pas, tout autant qu'il se retrouvera ligoté par un système qu'il n'aime pas non plus. Une espèce de schizophrénie en somme. Sa marge de manœuvre est, par ailleurs, restreinte. Une personnalité non-partisane, cela représente un risque. Un gouvernement de technocrates (style Mehdi Jomaâ) se heurtera aux impératifs partisans de l'Assemblée. Un gouvernement politique le plus conforme possible aux pesanteurs de l'ARP n'aura pas de chances de durer, tant qu'Ennahdha et ses satellites continueront d'invoquer les résultats des urnes de 2019. Et, l'on se retrouvera revenus à la case départ : tiraillements, querelles de bas étage au Parlement et blocage des projets de lois, ce qui induirait une impossibilité de gouverner. La très sensée proposition de Taboubi Cela peut paraître s'identifier à la fiction, mais ce pourrait être la fameuse « troisième voie », proposée par Noureddine Taboubi. A savoir, court-circuiter tous ces marchandages, toutes ces procédures constitutionnelles longues et qui ne feront que rééditer les mêmes causes et les mêmes effets. Taboubi suggère que le Président convoque des élections législatives anticipées. En d'autres termes, redonner la parole au peuple, dont on s'imagine bien qu'il est ulcéré par cette classe politique et qu'il regrette, pour la plupart, ses choix au moment du vote. Parce que la nomenclature politique qui s'en est dégagée est ainsi émiettée, ainsi convulsive, ainsi portée à la vindicte, aux populismes et aux antagonismes idéologiques, qu'elle n'a fait que paralyser la vie politique. Et, avec la configuration parlementaire actuelle, personne ne donne cher de la peau du futur gouvernement (le 9ème depuis la Révolution) tant le niveau atteint des profondeurs abyssales, tant Rached Ghannouchi impose sa dictature avec l'idée fixe de narguer le Président et de le spolier. Tant, Seifeddine Makhlouf joue aux templiers de la révolution, et tant Abir Moussi, qui s'est forgé un statut d'icône, joue sur la fibre destourienne -existe-t-elle encore?- dans l'obsession de faire tomber « les Khouanjias ». A la fin, nous sommes en pleine parodie de la démocratie et dans une mascarade avilissant tout un peuple. Et, pire que tout, la désinstitutionalisation de l'Etat, fait que le Sud s'embrase, que les vannes de pétrole sont fermées et que la production du phosphate est carrément à l'arrêt. C'est le tribut du non-Etat. Et, plutôt que de s'engoncer dans les arguties juridiques, ce Président qui clamait à Kebili que la parole finale devait revenir au peuple, qui se demandait où était passé l'argent des élections a, aujourd'hui, une opportunité de tout chambouler, à commencer avec ce Parlement clientéliste et qui n'est en rien représentatif du peuple profond. A ce titre, la proposition de la puissante Centrale syndicale de convoquer des législatives anticipées, ne manque pas de bon sens. Ennahdha n'a plus la capacité d'embrigadement qui l'a toujours propulsée aux avant-postes. Et d'ailleurs son dernier score aux législatives de 2019 sonne comme une sanction. Et, si Rached Ghannouchi est élu au perchoir, il ne le doit qu'à certaines combines. Ce qui est sûr, c'est que le résultat d'éventuelles législatives, balaiera un bon nombre de groupuscules populistes. Tout autant qu'elle représenterait un épouvantail pour Ennahdha. Le Président osera-t-il franchir le rubican ? Ce serait, d'ailleurs, le seul moyen d'infléchir un assainissement de la vie politique nationale. En prélude, bien entendu, au fameux référendum sur le type de régime qui lui sied. Il ferait gagner du temps au pays, même si des observateurs avertis jugent que ces élections nous feraient plutôt perdre du temps. En tous les cas, ce qui est certain, c'est qu'avec un tel Parlement aucun gouvernement ne réussira à concilier l'inconciliable. A moins que le futur chef du gouvernement ne soit sorti de la cuisse de Jupiter. R.K.