À sa sortie en 1928, « Belle de jour » fit scandale. Un scandale qu'en 2019 on a du mal à comprendre. Que de changements intervenus dans les mentalités en moins d'un siècle ! Nous ne vivons plus dans le même monde. Un roman sur l'adultère et la prostitution, le sujet est périlleux et le roman aurait pu basculer à tout moment dans le vulgaire ou le mauvais goût. Alors, ce roman est-il choquant ? Absolument pas ! Mais il est troublant, assurément. Le texte a vieilli, mais garde tout de même ses qualités littéraires. Il témoigne d'une époque où le respect était de mise entre les personnes, même entre personnes peu fréquentables, même entre la tenancière d'une maison close et ses pensionnaires. Grâce à la finesse de l'auteur, grâce à son immense habileté à manier la langue, il n'en est absolument rien. Joseph Kessel sait dire beaucoup avec des mots innocents, et n'a pas besoin d'obscénités pour suggérer des choses plutôt osées. Il s'est pourtant cru obligé de s'expliquer un peu dans une préface très bien tournée et qui commence ainsi : "Je n'aime guère les préfaces qui expliquent les livres et il me déplairait singulièrement de paraître m'excuser d'avoir fait celui-ci. Je n'en ai pas écrit qui me soit plus cher et je crois y avoir mis l'accent le plus humain. Le thème est simple sur le papier, l'auteur le dévoile dans sa préface : "Ce que j'ai tenté avec Belle de jour, c'est de montrer le divorce terrible entre le coeur et la chair, entre un vrai, immense et tendre amour et l'exigence implacable des sens." Séverine, le personnage principal, est parfaitement tiraillée "entre le coeur et la chair", comme le souhaitait son créateur et la lutte permanente qui a lieu en elle entre ces deux aspects de sa vie va la mener très loin. Trop loin. Pierre et Séverine Sérizy forment un jeune couple à qui tout semble sourire. Pierre est un médecin réputé, il est aussi beau que Séverine est resplendissante. Par-dessus tout, les mariés s'aiment à la folie et vivent dans l'adoration l'un de l'autre. « Quoi qu'il advînt, jamais Pierre ne souffrirait par elle. Quelle merveilleuse chaleur elle se sentait pour cet homme à la respiration d'enfant. Puisqu'entre ces mains reposaient toute sa peine et toute sa joie, elle saurait faire pour lui de chaque journée une journée heureuse. Et cela jusqu'à la fin de leur vie jumelée. » (p. 35) Mais derrière les portes closes de la chambre conjugale, la froideur amoureuse de Séverine fait peser un nuage triste sur le couple, nuage qui se gonfle peu à peu de l'amertume et des remords de l'épouse frigide. C'est alors que Séverine décide de chercher ailleurs le plaisir qu'elle ne trouve pas avec son mari. Elle entre dans une maison de rendez-vous et offre son corps à des hommes de passage. « Le sentiment qu'elle eut de devenir une machine impure la fit frémir encore d'humiliation perverse. » (p. 91) Etrangement, elle trouve enfin le plaisir, loin de Pierre et de son foyer parfait, en devenant Belle de Jour, femme sensuelle et généreuse. « Elle n'était pas venue chercher rue de Virène de la tendresse, de la confiance, de la douceur (de cela Pierre la comblait), mais ce qu'il ne pouvait pas lui donner : cette joie bestiale, admirable. » (p. 99) Malheureusement, la félicité des sens ne dure pas et la double vie de Séverine va causer la ruine de son couple. Ce roman décrit avec finesse la scission entre coeur et corps, entre sentiment et plaisir. Malgré l'immense amour, voire la ferveur d'amour, que Séverine éprouve pour son époux, elle ne sait pas passer au-dessus d'une barrière physique inexplicable. Son corps ne vibre qu'auprès du vulgaire et s'exalte dans le commun. La pureté de l'affection qui unit le couple est précisément trop grande pour laisser place à l'immédiateté du plaisir. « Séverine eût voulu se faire la servante de Pierre, pourtant elle ne put se résoudre à l'accueillir dans son lit quand, ému par tant de chaleur, il montra le désir qu'il avait d'elle. » (p. 89 & 90) Un mari gentil et trahi ? Pierre est entièrement tourné vers son épouse, obéissant à tous ses désirs, et elle le lui rend bien. Chacun veille sur l'autre, jusqu'à la dévotion. « Quand tu es malheureux, je vois bien que tu es toute ma vie. » (p. 31) Mais Séverine ne peut cesser de se chercher, convaincue qu'elle est de ne pas être accomplie, ni épanouie. Hélas, même la révélation de sa complétude ne suffit pas à l'apaiser puisque cela nourrit une nouvelle culpabilité. D'épouse incomplète, elle devient épouse infidèle et souillée. Et Séverine vit dans la terreur que sa vie secrète, sous toutes ses formes, soit découverte. Joseph Kessel, dès le début du roman, écrit l'histoire d'un couple qui court à l'abîme parce que le coeur entrave le corps et parce que le corps a honte de n'être pas aussi sublime que le coeur. La dichotomie est presque monstrueuse, mais Séverine ne l'est pas. J'ai éprouvé une grande compassion et beaucoup de tendresse pour cette femme tellement éprise de son époux qu'elle ne veut lui offrir que son âme, et pas son corps qui est contingent et faillible. On a dit de ce roman qu'il était sulfureux et il l'était probablement lors de sa sortie. Les esprits bien pensants aiment se gausser et médire des histoires bancales des autres. Mais Séverine et Pierre partagent un amour si sublime qu'il est transcendé par les erreurs de l'épouse, comme la plus belle des fleurs qui s'épanouit sur le fumier. Jamais Séverine n'aime autant son mari que lorsqu'elle commet ce qui peut l'en éloigner pour toujours. Alors, qu'ils médisent ceux qui vivent dans un confort médiocre. Séverine, le temps d'un instant qui reste immortel, a été plus sublime que les plus vertueux. Le contraste entre l'apparente pureté de Séverine l'héroïne de ce roman et son comportement dépravé est la clé de ce livre. Comme si le sentiment amoureux était un frein au plaisir, comme si la relation sexuelle ne pouvait être que tarifé, comme si la femme ne s'épanouissait que dans des relations conflictuelles ou dangereuses. Car le sujet est la, on ne sais pas si l'auteur par le biais de ce texte a voulu se venger du genre féminin dans son ensemble ou d'une histoire malheureuse, mais la critique voir la caricature sont acerbes. La gentillesse du mari prévenant et compréhensif à l'excès en fait une victime toute désignée des tromperies de sa femme. Celle-ci prude et effacée la nuit se prostitue la journée dans une maison de passe de préférence avec des hommes rustres et peu cultivés. Quand elle finira par prendre une petite frappe de banlieue comme amant le drame inéluctable se dénouera. Ecrit en 1928, ce roman a choqué par les moeurs qu'Il décrivait. Il n'a plus ce pouvoir maintenant même s'il garde une force qui rend encore sa lecture troublante... un classique