Entre poétique des étoffes et divagations dans le secret des paysages mentaux, Asma Ben Aïssa instaure des fluctuations esthétiques et un imaginaire du tout-textile. C'est durant le confinement et tout de suite après qu'est née la série d'œuvres d'Asma Ben Aissa qu'elle expose actuellement dans le cadre de Culture Solidaire. Cette artiste a choisi d'intituler son travail à l'aune des paysages imaginaires. Une sobriété saisissante et tactile Six séries d'œuvres sont disposées dans un espace neutre, un lieu cardinal où se transfigurent les étoffes. Ce travail est d'une sobriété saisissante. Pas d'effets lumineux ou sonores; juste deux étoffes distanciées par leur couleur et des pièces de tissu dont les couleurs s'emboitent. Une impression de dépouillement prévaut. Un peu comme dans ces jardins zen où la disposition de quelques pierres fait écho au cosmos. Cette vacuité est essentielle dans le concept mis en œuvre par l'artiste. Car, nées durant un laps de temps suspendu, ces œuvres ne pouvaient être autrement qu'énigmatiques, d'une consistance ténue et d'une fragilité palpable. Au-delà, les œuvres sont totalement iconoclastes. Ici, une étoffe à la couleur vive se déploie échevelée telle une cascade de tissu. À la fois évocatrice du drapé d'un burnous qui enveloppe et de l'aléatoire d'une succession de plis, cette pièce maîtresse capture immédiatement le regard. Elle éclipse au sens propre une deuxième pièce de tissu, plus sombre, comme recroquevillée sur elle-même, drapée dans une hésitation. Faut-il voir dans ce silencieux dialogue un jeu de la lumière avec les ténèbres? Faut-il plutôt s'inspirer des registres ésotériques qui évoluent entre yin et yang, sur un simple fil invisible qui régente le vivant? Avec Merleau-Ponty, Levinas et les soufis L'artiste ne révèle rien d'autre que son intention de donner à voir des paysages imaginaires. C'est à notre regard de détricoter le cryptogramme. Ce que nous savons assurément, ce sont deux choses. D'abord, Asma Ben Aïssa évolue entre praxis et doxa. Doctorante en science et pratique des arts, elle ne dissocie pas la théorie de l'œuvre matérielle. Et justement, sa démarche semble nichée dans ce creux fertile où le sens irrigue chaque geste. Ensuite, l'artiste énonce clairement sa tentative de confronter la poïétique du textile et la poétique du paysage. Elle envisage en effet le textile en tant que matériau plastique mis en regard avec la matérialité d'un paysage. Cette démarche est passionnante dans la mesure où elle institue des étendues fictives sur une trame libre de significations. Elle imprime en quelque sorte un paysage abstrait du réel sur une texture à la fois figée et mouvante, en même temps trame et objet esthétique. Sous nos yeux, l'étoffe devient expression d'un monde intérieur et plus exactement, ce sont des réminiscences invisibles qui viennent bouleverser la matérialité. Ce tour de force de l'artiste est ainsi un pensé de toutes les fluctuations que peut traverser le regard confronté à un paysage mental. "Ceci est un paysage mental. Ainsi soit-il". Asma Ben Aïssa aurait pu prononcer cette injonction voire l'afficher au-dessus de ses œuvres. Il m'en est rien car elle nous laisse libres de superposer nos propres imaginaires sur ses paysages dont les dégradés de couleurs suggèrent des passages différents. Libre à chacun de s'investir dans ces paysages, révolutionner leur trame, repenser leur texture, déployer leur évanescence sur d'autres matériaux. On ne se baigne jamais deux fois dans le même paysage. Quant aux fleuves textiles, ils sont à l'image des voyelles de Rimbaud ou des portiques de Baudelaire. Ils permettent, impassibles, d'instaurer d'inépuisables correspondances, des paysages infinis et débridés. Métaphore textile et nouvelle intelligence du paysage Ces œuvres d'Asma Ben Aïssa sont bel et bien un réceptacle pour nos propres imaginaires, comme des étoffes peuplées de rêves et de divagations, comme les trames tactiles de tous les possibles. L'artiste va au bout d'une démarche polysémique à la croisée de la pérennité provisoire du matériau textile et de l'insaisissable de nos paysages mentaux. Car au fond, ces paysages sont à rebours, comme nés de la transe d'un disciple soufi errant entre le "dhaher" et le "batten" c'est à dire entre le visible et l'intérieur de soi. Ces paysages imaginaires ne sont-ils pas une invitation claire et limpide à la méditation? N'en est-il pas ainsi de la trame de nos vies, la texture de nos failles et méandres? La métaphore textile s'accommode bien d'un infini qui n'a de contenu qu'esthétique. C'est en cela que l'expérience telle que vécue instruit son propre dépassement. Dans la foulée de Merleau-Ponty ou Levinas, Asma Ben Aïssa nous invite à nous forger une nouvelle idée de la raison, de la perception et de l'œuvre d'art. Se situant plus haut que le corps objectif d'un tissu et plus bas que les visions extatiques, Asma Ben Aïssa nous invite à nous placer à mi-chemin de l'esprit et du corps, du sujet et de l'objet. Avec ses paysages mentaux dans lesquels elle nous projette, le "je vois" se transforme en "je peux". Cette performativité de l'œuvre qui absorbe celui qui la regarde pose la profonde modernité de la démarche de cette artiste. Entre mythes et énigmes, Asma Ben Aïssa élabore une nouvelle intelligence du paysage. H.B