Après avoir sillonné la médina pour y retrouver les strates successives de l'héritage historique, la ville coloniale née au dix-neuvième siècle est propice à de nombreuses dynamiques. Regards sur un patrimoine humain et architectural en mouvement depuis plus de cent cinquante ans. Le centre-ville de Tunis ne laisse personne indifférent. Si la médina connaît des mues successives et parfois des mobilisations pour sa sauvegarde, de l'autre côté de la ville, la polémique fait rage depuis plusieurs mois. Architectes, urbanistes et décideurs s'interpellent en effet à propos des immeubles menaçant ruine. Ces édifices, essentiellement hérités de la période du Protectorat français, sont en effet peu entretenus mais n'en restent pas moins des bijoux architecturaux qu'il convient de protéger. Alors que les autorités envisagent de raser des îlots entiers, les urbanistes s'inquiètent à juste titre et conseillent une politique de réhabilitation. Une ville neuve gagnée sur les marécages Cette ville européenne de Tunis a été élevée sur des terrains gagnés sur les marécages qui entouraient la médina. C'est l'actuelle ambassade de France qui a été le premier édifice construit ici en 1860. Depuis, l'espace a été loti et a connu une progression continue vers le nord de la ville et la colline du Belvédère. Pendant un siècle, immeubles, villas et bâtiments publics se sont déployés autour de l'axe historique qui mène au port. Cette avenue principale de Tunis portera successivement les noms de Jules Ferry puis de Habib Bourguiba, premier président de la République tunisienne. L'ensemble du centre-ville est commandé par cette grande artère qui rassemble des constructions de plusieurs époques. Tunis se prête en effet aux promenades architecturales et la ville regorge de témoignages Art Nouveau ou Art Déco. Depuis le début du vingtième siècle, des architectes français comme Jean-Emile Resplandy ont par exemple disséminé quelques édifices Art Nouveau dans une ville qui connaîtra également un style dénommé Arabisances et une vague architecturale moderniste, née après la Deuxième guerre mondiale. De même, les architectes Reconstruction signeront de nombreux ouvrages dans une ville en perpétuel mouvement. Les grandes époques architecturales Aujourd'hui, des édifices comme la tour de l'hôtel Africa ou la pyramide inversée de l'hôtel du Lac comptent parmi les derniers témoins des tendances architecturales des années 1960. Ils cohabitent avec l'héritage d'un siècle visionnaire et les rares monuments classés que constituent le Théâtre municipal, la Trésorerie générale et quelques autres. Dans cette partie de la ville, il existe aussi plusieurs façades d'immeubles qui sont protégées, en attendant des approches plus systématiques en matière de conservation. De manière récurrente, des nouvelles alarmistes font part de la volonté des autorités de lancer de nouveaux projets immobiliers dans cette vaste zone au coeur de la ville. Cela reviendrait à détruire un pan entier de l'histoire de la capitale tunisienne au profit de bâtiments neufs qui, souvent, se contentent d'être fonctionnels à défaut de beauté plastique. En ce sens, plusieurs immeubles de rapport sont venus supplanter d'anciennes demeures ou des cités d'habitation à loyer modéré datant des années 1920. Si la rénovation urbaine est somme toute logique, reste aux nouveaux édifices de répondre à une esthétique qui préserve le charme de la ville. Bien entendu, plusieurs rénovations à l'ancienne ont cours qui, tout en gardant l'unité architecturale héritée, donnent le jour à de nouveaux immeubles. Cette démarche a le loisir de laisser à Tunis son caractère exceptionnel de musée architectural vivant des plus importantes tendances du vingtième siècle. Beaucoup reste à faire dans ce domaine afin de sauvegarder ce cachet parfois déroutant qui fait de la ville un creuset d'influences architecturales, un patchwork qui métisse réminiscences orientalistes et rêveries futuristes. Mémoire mauresque et lexique européen Spatialement, la ville de Tunis a gagné beaucoup de terrain et s'est agrandie dans toutes les directions. Sortie de son site propre historique, la ville s'est déployée vers les collines environnantes et continue aussi à conquérir les berges du lac qui la sépare de la mer. Nés au tournant du nouveau siècle, les quartiers modernes de la capitale accueillent désormais les sièges sociaux des grandes entreprises ou les chancelleries des ambassades. Plusieurs cités résidentielles se sont aussi développées sur les hauteurs mêlant villas et immeubles de quelques étages. A El Manar, Ennasr ou aux Berges du Lac, c'est une nouvelle ville qui a peu à peu vu le jour, selon le schéma du Plan directeur d'urbanisme. La ville, avec ses nouvelles banlieues, mise sur une architecture résolument moderne, entre verre et béton. Si les façades tentent parfois de s'appuyer sur un référentiel local, la tendance globale est plus soucieuse de la fonctionnalité de ces nouveaux immeubles qui, il faut le dire, répondent aux attentes des usagers. L'expression "architecture sans caractère" revient souvent pour qualifier ce mouvement actuel qui, il est vrai, investit sur des modules neutres et des lignes épurées. A l'image de Wassim Ben Mahmoud, de rares architectes accompagnent leur pratique d'un effort de théorisation et tentent de jeter les bases d'une expression moderne alliant ouverture et authenticité. C'est dans l'architecture hôtelière et aussi dans les grands édifices publics que l'on retrouve une synthèse des influences actuelles. La grande mosquée de Carthage a par exemple investi sur un monumental enraciné, privilégiant les matériaux locaux et le respect de la tradition. Inauguré en 2001, le stade olympique de Radès se caractérise par son architecture futuriste et ses haubans. Le plus récent de ces édifices, la Cité de la Culture, conjugue en son sein une touche moderne et des citations patrimoniales. C'est aussi le cas du nouvel hôtel de ville de Tunis ou des nouveaux sièges de certains ministères. Ce sont toutefois les unités hôtelières qui renseignent le mieux sur les tendances actuelles de l'architecture en Tunisie. De taille variable, ces édifices répondent à un amalgame de styles et investissent pleinement sur des matériaux comme le marbre, le stuc ou le bois peint qui sont autant de clins d'oeil à la maison traditionnelle. Un panorama des hôtels de Tunisie montrerait comment cette architecture du soleil a évolué du jardin méditerranéen des années antérieures aux havres actuels qui semblent tournés vers la mémoire mauresque et ses enfilades de patios aux jeux d'eau jaillissants. Ainsi, chaque hôtel est une expérience architecturale à part, une tentative de cultiver le sens de l'accueil par la beauté d'édifices qui empruntent souvent au lexique des palais. Un millefeuille d'influences Véritable matrice, la ville de Tunis résume à elle seule aussi bien les tendances architecturales actuelles que l'héritage des siècles. Dans les autres grandes villes du pays, de Sousse à Bizerte, de Sfax à Zarzis, les mêmes dialectiques sont aisément observables. Parfois, un retour vers la tradition du "menzel" comme à Djerba, permet de constater la grande maîtrise des architectes en matière de conservation. En effet, les restaurations d'anciennes demeures sont aussi à l'ordre du jour en régions et encore une fois, l'ingéniosité des architectes d'intérieur permet de bonifier les espaces en les insérant dans une nouvelle fonctionnalité. De fait, les architectes tunisiens dans leur grande majorité aiment évoluer dans le millefeuille d'influences dont ils ont hérité. Autant à l'aise dans un atrium à la romaine qu'avec les dédales d'un palais andalou, les architectes naviguent dans un creuset dont ils s'approprient toutes les nuances. D'Olivier-Clément Cacoub à Jellal Abdelkafi, qu'ils soient paysagistes ou urbanistes, ils sont nombreux à avoir recréé en permanence les villes tunisiennes dans ces éléments les plus intimes que sont les demeures et les textures plus monumentales représentées par les édifices publics. Avec leurs atouts et aussi leurs hésitations, les nouvelles villes tunisiennes leur sont redevables. L'héritage des siècles est bien présent avec une kyrielle de joyaux qu'il s'agit de sauvegarder alors que, gage d'avenir, de nouveaux projets voient constamment le jour. Les nombreuses spécificités architecturales maintiennent dans ce domaine la singularité tunisienne et il n'est pas rare que les familles, à l'écoute de ces professionnels, revoient de fond en comble leurs plans. En effet, de plus en plus nombreux à s'installer dans les vergers du Cap Bon, les grandes villes côtières ou les oasis du sud, qu'ils soient Européens ou comptant parmi les Tunisiens de retour au pays, ces amoureux de la lumière sont à l'écoute des conseils que leur prodiguent des architectes tout aussi passionnés. C'est de la sorte qu'à partir d'une idée, une esquisse, un simple plan, naissent des œuvres vibrantes, des rêves concrétisés, des maisons à vivre, des villes à habiter. H.B