« Mon neveu qui a dix-huit ans vient de faire une tentative de suicide en se jetant du deuxième étage, heureusement qu'il n'est pas mort, il s'est juste fracturé le bassin et les bras, nous révéla Fathia. Il est devenu intégriste et il veut imposer à sa famille un comportement purement religieux d'après sa conception : il voulait lui interdire de regarder la télévision, le symbole de la débauche selon lui, obliger ses sœurs et sa mère de porter le voile, empêcher celle-ci de travailler et d'arrêter de fumer et exiger de tout le monde de faire la prière. Et devant leur refus, il a décidé de se suicider. Il était embrigadé par des fondamentalistes plus âgés que lui du quartier où il habite, la cité Ettadhamen. Pour essayer de comprendre ce comportement pathologique qui a tendance à se généraliser de plus en plus, on s'est adressé au sociologue, le docteur Khalil ZOMMIT pour nous édifier sur la question. Le Temps : Comment expliquez-vous ce phénomène de société. -Le Docteur Zommiti : Tout d'abord, il y a lieu à préciser que le phénomène ne nous est pas particulier, on le partage avec tous les pays arabes et musulmans. Cette vague d'intégrisme trouve ses raisons dans ce qui passe dans le monde, et j'entends par là toutes ces guerres menées par les Américains et leurs alliés et à leur tête Israël contre certains pays musulmans et les crimes perpétrés par eux contre ces derniers. Ces invasions injustes et criminelles ont donné naissance à des groupes de résistance légitimes tels que Hezbollah et terroristes comme AL Kaeeda portant tous l'étendard de l'Islam. Ils sont comme des justiciers au regard des millions des Musulmans, et nous rappellent la théologie révolutionnaire avec les pères rouges de l'Amérique Latine qui se sont rangés au côté des peuples et ont pris les armes contre les régimes fascistes jusqu'aux années soixante-dix. A chaque époque ses leaders, pendant cette décennie et bien avant dans le monde entier, les grandes références c'étaient le marxisme et le nationalisme, il y avait plusieurs obédiences, les mots d'ordre étaient laïcs et ils sont devenus religieux. Actuellement, les titres ont changé, il y a l'émergence d'une nouvelle force avec laquelle il faut dorénavant compter : l'Islamisme, il devient pour les Musulmans, l'arme de la lutte anti-impérialiste et anti- sioniste.
-Mais l'Islam ne date pas d'aujourd'hui, pourquoi cet Islamisme ne s'est-il pas manifesté avant d'autant plus que ces hostilités que vous évoquez existent depuis belles lurettes ? Vous savez, si vous consultez l'histoire, vous aller trouver que cet Islam politique n'a jamais quitté la scène sociale, il s'est manifesté à chaque fois qu'il a trouvé l'opportunité, le moment propice. Et à ce propos, pour bien appréhender la question, il est intéressant de comprendre la position du religieux dans la structure sociale et d'observer l'impact de la position de la religion sur les événements. Ce sont les moins instruits, les moins cultivés et les plus démunis qui sont les proies les plus faciles de l'intégrisme, c'est pour ces raisons qu'ils sont les premiers à mordre à l'hameçon et à embraser le fanatisme à chaque fois qu'ils estiment que leur religion est menacée, elle représente une sorte de refuge pour eux, une alternative pour essayer de sortir de ces conditions défavorables dans lesquelles ils sont cantonnés : tout ce qui est frustrant mène tout droit à l'intégrisme. D'autre part, le rythme d'évolution de l'individu et celui de la société ne sont pas les mêmes, ce décalage causé par le dynamisme de celle-ci, c'est-à-dire celui de l'histoire fait que le premier accuse un retard qui est difficile à rattraper, ce qui crée chez lui une dualité référentielle et donc comportementale. L'exemple type qu'on peut avancer pour illustrer cela est celui de la ruralisation de la ville, ce qui a introduit le Cheval de Troie. Celle-ci en fait est devenue le siège de l'amalgame de plusieurs valeurs toutes contradictoires : nous avons d'un côté une catégorie de pensées fondée sur la parenté, la morale et la religion, et de l'autre une autre trilogie basée sur la technique, l'économie et la science, la première est représentée par le monde rural, la seconde par la société moderne. Cette confusion est le fait de la colonisation qui a mis en présence d'inégales puissances, d'autres échelles de valeurs qui ont déstabilisé en quelque sorte l'ordre établi, le passage à la modernité s'est effectué d'une manière accéléré et il n'était pas généralisé, il n'a concerné que les métropoles. Le flux estudiantin a largement contribué à cet amalgame de valeurs paradoxales : ils sont tiraillés entre les références villageoises et tribales fondées sur l'honneur et celles de la ville, les principes d'émancipation. D'après le grand anthropologue de la parenté, Pierre Bordieu, « l'honneur est le contrôle masculin de la sexualité féminine ». Ces jeunes cultivés et qui se sont longtemps abreuvés dans la modernité restent enracinés dans les valeurs qu'on leur a inculquées depuis leur tendre âge, la preuve c'est que la plupart d'entre eux annulent le mariage pour cause de virginité : en pareilles circonstances, le subconscient émerge et domine le conscinent. A ce propos, Claude Lévi Strauss dit dans son livre Race et Histoire que « le racisme définit l'homme par son corps », or l'homme est le produit de sa culture et de ses représentations des choses et du monde, de sa morale non pas religieuse mais humaine. Cette conception de l'honneur est une forme de discrimination et donc d'intégrisme et c'est ainsi que celui-ci prend racine dans notre réalité et qu'il se développe. N'existe-t-il pas de moyens pour lutter contre ce fléau qui menace notre société d'après vous ? Vous avez raison de parler de menace. L'intégrisme est pareil à la haie qui grimpe et se ramifie tant qu'elle n'a pas croisé d'obstacles sur son chemin, il se propage pour atteindre tous les aspects de la vie. Le meilleur moyen pour arrêter son élan et lutter contre c'est de l'extirper depuis les racines, c'est-à-dire inculquer à nos enfants une palette de valeurs, leur apprendre le respect de l'autre, de sa manière de penser, sa liberté et ne pas enraciner en eux l'uniformité et faire d'eux des grégaires qui suivent comme des moutons sans conviction aucune. Ce travail doit commencer à la base, depuis la maternelle et le primaire. D'après ce que vous venez de dire, les problèmes résident à la base, alors que d'autres estiment qu'ils sont présents aussi au sommet, à l'université à cause du nouveau système le LMD qui mise sur l'employabilité des diplômes universitaires avec la mise en application de la fameuse adéquation 2/3-1/3, le premier pourcentage privilégie le marché d'emploi, alors que le second s'oriente vers la formation académique qui se trouve ainsi reléguée au second plan. Qu'est-ce que vous en pensez ? Je trouve que diriger les diplômes vers les besoins de l'économie est quelque chose de positif, car après tout, on obtient des diplômes non pas pour les accrocher au mur de notre chambre pour l'embellir et s'en enorgueillir, mais pour accéder à un emploi, pour s'assurer un avenir. Donc, au-delà de la valeur scientifique du diplôme et de la satisfaction personnelle d'avoir mené à bien ses études et de les avoir couronnées par un certificat, il y a le besoin d'en tirer des profits, l'intérêt d'une telle entreprise n'est pas seulement personnel mais général, cela rejaillit sur toute la société, c'est-à-dire l'Etat. Toutefois et quelque soit la valeur d'une pareille participation à l'effort national, la formation académique ne doit pas être mise à l'écart et ne concerner qu'une infimité, en ce sens que l'intérêt économique général n'est pas une excuse pour faire de cette majorité de simples techniciens n'ayant aucune formation intellectuelle, ce serait faire d'eux des automates dépourvus de tout sens critique, et ils seraient ainsi de faciles proies à l'intégrisme, leur récupération par cet ogre serait chose aisée, et come le dit bien Rabelais par la bouche de son personnage Gargantua « science sans conscience n'est que ruine de l'âme . »