La France est le pays européen où la population musulmane est la plus nombreuse, 3 à 6 millions de personnes selon les estimations. Il s'agit certes d'évaluations, allant du simple au double, car la statistique nationale ne regarde pas la confession comme une variable démographique mais comme une convenance privée. Depuis 1992 et les grandes enquêtes de Michelle Tribalat, on manque de données solides sur la question. Cependant, quand bien même une quantification plus précise permettrait de mieux approcher les ordres de grandeur, il faudrait encore lire les chiffres avec précaution. En effet, la qualité de musulman, telle qu'elle peut ressortir d'un sondage, recouvre un ensemble diffus de pratiques et d'opinions plutôt qu'elle ne se réfère à une définition canonique. Il s'y reflète tout autant la stricte orthodoxie (encore qu'il serait plus juste de parler d'orthodoxies, au pluriel) qu'un sentiment d'appartenance. Avec entre les deux, des prises de position diversement assurées et affirmées. Autrement dit, la population musulmane, en l'occurrence, de France n'est pas plus uniforme qu'unanime. Sa diversité interne est comparable en amplitude à celle d'autres groupes confessionnels. Les catholiques, par exemple. Les débats d'actualité restituent rarement cette complexité. La décision récente d'une chaine de restauration rapide de ne vendre que des hamburgers hallal dans 8 de ses 360 magasins a ainsi occasionné de nombreuses réactions affectives envers un Islam global, ou supposé global et inéluctablement générateur de dérives communautaristes et discriminatoires. L'ouvrage que l'anthropologue nord-américain John Bowen vient de publier aux presses de l'Université de Princeton apporte un éclairage original sur ces questions. La prérogative de l'observateur extérieur et du témoin au regard éloigné est d'atténuer les malentendus du quotidien, de nuancer les perspectives des acteurs impliqués. John Bowen enseigne à Washington. Ses premières recherches l'ont conduit à étudier les relations sur le long terme entre religion et politique en Indonésie. Ses travaux plus récents s'axent sur la Grande Bretagne, la France et les Etats-Unis où il scrute comment les musulmans développent de nouvelles institutions et renouvellent les interprétations. Par méthode, J. Bowen a choisi de s'intéresser à la vie courante des personnes ordinaires. Les discours ambiants sur le péril islamiste et les propos fantasmatiques occultent la réalité. Les groupes musulmans les plus aisément identifiables ne sont pas pour autant représentatifs. Deux noyaux dotés chacun de porte-paroles courtisés ou décriés par les médias accaparent les réflexions. Mais entre les deux versants_ d'un côté les modernistes pour lesquels l'Islam est une identité culturelle, un choix de libre conscience et, d'un autre côté, les radicaux qui aspirent à construire un espace de supériorité et en attendant se tiennent hors du siècle dans l'imitation du temps des pieux ancêtres_ il y a l'assemblée indistincte des musulmans. J. Bowen détaille comment ceux-ci patiemment œuvrent à la convergence de la société française et de leur religion. Ils cherchent des réponses pratiques, les meilleurs accommodements de la foi et de la loi. Ce sont des pragmatiques discrets dont les actions composent avec le cadre et le moment. Et, s'ils sont si pragmatiques c'est justement parce-que le cadre est contraint : la tradition laïque et le rôle de la norme juridique se combinent pour donner une configuration toute différente de la Grande Bretagne qui n'a pas légiféré sur le voile et où se sont implantées des communautés homogènes. Par contre, la société politique française, parce-qu'elle regarde la religion en terme de valeurs et de principes, demeure peu attentive à la multitude de ces accommodements en matière de mariage civil, de divorce, de lieux de culte... De ce point de vue, la constitution de cercles islamiques, écoles, groupes sportifs ou associations n'est pas une mise en retrait de la cité. Ce sont des moyens pour s'intégrer sans renoncer à son intégrité. Ces espaces spécifiques se juxtaposent à d'autres espaces comme le travail et le quartier et les musulmans étudiés par J. Bowen passent de l'un à l'autre en y revendiquant une même place pleine et entière. Dans ce schéma, l'assimilation à la française, contrairement aux attentes, n'est pas une renonciation. C'est une négociation qui dissocie la culture et la religion et se faisant rapporte la croyance à l'individu et à l'intelligence des situations. Au sortir de l'ouvrage reste une question : le communautarisme qui canalise tant les attentions est-il un sujet central ? Le cas français traité par John Bowen n'est certainement pas si singulier et invite à reconsidérer, sous les effets de la mondialisation, l'envers du communautarisme c'est à dire le cosmopolitisme. Le cosmopolitisme dans son sens premier : être citoyen du monde sans renier ses particularités.