Le musée du Quai Branly, qui présente des collections d'objets d'arts premiers des civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques, propose de vagabonder sur les chemins buissonniers de l'art avec une exposition intitulée La Fabrique des images. Elle est présentée par Philippe Descola qui n'a pas le profil habituel des commissaires d'exposition. P. Descola est anthropologue, familier des indiens Jivaros et, depuis l'an 2000, professeur au Collège de France où il succède à son maître Claude Levi-Strauss. Ses recherches entendent montrer que l'opposition entre la nature et la culture est une invention occidentale récente, un point de vue qui sépare les humains du reste du vivant. Le risque est de croire que ce point de vue est partagé par toutes les civilisations. L'hypothèse qui organise l'exposition est qu'il y a quatre grandes conceptions du monde, quatre systèmes pour le déchiffrer et l'ordonner. P. Descola a sélectionné et regroupé160 œuvres et objets pour matérialiser ces échafaudages de la pensée. Le circuit de l'exposition est composé comme une promenade au milieu des grandes productions artistiques et matérielles de l'humanité. Une salle est dédiée à chaque système. Dans le système naturaliste qui domine en Occident depuis cinq siècles, le monde est objectif. Les humains se différencient du reste des êtres et des choses. Ils peuvent entreprendre de maîtriser l'existence et le développement car ils sont les seuls à être dotés d'une intériorité (une âme, un esprit). Tout à l'opposé, dans le système animiste présent en Amérique du Nord, en Sibérie, en Mélanésie, en Amazonie et dans l'Insulinde, humains et non -humains diffèrent par l'apparence et se rapprochent par une même intériorité. Le corps n'est qu'un vêtement. Dans le système totémique, le monde est subdivisé. Particulièrement installé en Australie, le totémisme établit une continuité spirituelle et physique entre les humains et les non-humains au sein d'une même famille. Les humains et les autres existants qui appartiennent au même totem partagent les mêmes qualités physiques et psychiques. Enfin, dans le système de l'analogisme, chaque occupant du monde est différent de tous les autres. Les singularités sont infinies, raison pour laquelle on s'efforce de trouver entre elles des correspondances. C'est le système qui gouverne les vastes ensembles que sont l'Inde, la Chine, l'Afrique de l'Ouest. On le trouvait aussi chez les Aztèques et en Occident jusqu'à la Renaissance. Une cinquième salle montre que ces quatre manières de penser peuvent se combiner : même dans notre siècle rationaliste, l'ingénieur consulte son horoscope, la vielle dame parle à ses fleurs, le supporter s'habille aux couleurs de son équipe et l'enfant recherche des formes dans les nuages... Le parcours de La Fabrique des images est, littéralement, dépaysant. Il rapproche des œuvres d'habitude dispersées dans les différentes sections des musées et elles prennent ainsi un nouveau relief. Il met sur le même plan l'atelier d'artiste et la manufacture de l'artisan et pour le coup les notions d'art premier et d'art moderne dont on croyait le sens perdu, paraissent converger. Il invite encore à un regard neuf sur les questions de l'époque. Un regard qui s'habitue à des cadres de référence multiples : il serait bien possible que la mondialisation soit une prolifération des identités et la question écologique une redécouverte de l'âme de la nature. Certains artistes contemporains ont renoncé à l'idée de chef d'œuvre ; ils traquent le sentiment brut et la sensation. Pour la dernière Monumenta, Christian Boltanski a investi les 13 500 mÇ de la Nef du Grand Palais avec un appareillage imposant tout en accumulation et répétition : l'énorme griffe d'une grue soulève des fripes entassées et les laisse retomber en une pluie désolante. On se sent comme un jour gris où les pensées se tournent vers les morts. Ou alors, on trouve ça démesuré, loupé, prétentieux. Après tout, la fameuse démocratisation de l'art ouvre le droit à juger en profane et à réclamer des émotions. En marge de l'installation les visiteurs étaient invités à enregistrer les battements de leurs cœurs pour une prochaine accumulation. La collecte est destinée à un projet d'archives sur l'île de Teshima dans la mer intérieure de Seto, au Japon. Il est encore temps de s'essayer à décentrer le regard sur l'art moderne ou bien il faudra se résigner à généraliser ce procédé d'enregistrement. Ce sera le dernier moyen pour savoir quand le spectateur a été ému et quand les cœurs sont restés de pierre.