Il m'arrive de discuter avec des collègues économistes chevronnés, universitaires, et experts dans des institutions financières arabes de grand renom comme le Fades (Fonds Arabe de Développement économique et social), juste pour éclairer ma lanterne et avoir une vision, la plus proche possible de la vérité, sur le développement des pays arabes et musulmans et bien sûr de notre pays. Ils sont pratiquement unanimes à être optimistes, malgré la grande crise financière qui frappe l'Occident et le monde. Leur analyse rigoureuse et dépassionnée des paramètres des économies arabe et tunisienne, montrent une bonne marge de progression et de croissance malgré les difficultés de l'environnement actuel des affaires et de l'investissement. Ceux parmi eux qui résident au Koweit, en Europe ou en Amérique sont frappés par le dynamisme de notre économie qui tourne à plein turbo et qui aurait certainement fait mieux sans la récession mondiale. Je me presse de dire que ces experts ne s'intéressent que périphériquement à la politique et ne veulent pas se présenter comme les défenseurs des systèmes arabes. Ces avis encourageants me ramènent au souvenir d'un de nos plus grands maîtres en la matière, feu Si Hédi Nouira grand visionnaire, considéré à juste titre comme le bâtisseur de l'économie libérale moderne en Tunisie. Pourtant cet homme d'Etat mieux connu en tant que gouverneur de la Banque Centrale et Premier ministre dans les années soixante-dix, avait démarré dans la vie active par la politique ! Après des études brillantes en France ce cadre du Destour a été de tous les combats de libération nationale. Grand syndicaliste et militant actif, il a publié le journal "Mission" à partir de 1949 pour prendre le relais de la presse arabe nationaliste décimée par les lois répressives du protectorat et fut arrêté et interné dans les prisons coloniales. Si nous parlons de cet Homme c'est parce qu'il a vu venir, et avant terme, la mondialisation et les bénéfices que la Tunisie pouvait en tirer. C'est lui qui a été le promoteur des lois de 1972 et 1974 sur la sous-traitance et l'encouragement de l'investissement étranger en Tunisie. Pourtant il avait pris les commandes de notre économie dans un piteux état. Qui ne se souvient des pénuries atroces vécues au quotidien dans toutes les régions du pays en 1969 et n'était-ce sa perspicacité et son savoir faire, le pays devait sombrer allégrement vers une faillite certaine. Les grands discours enflammés de ses prédécesseurs, n'étaient pas son fort. Mais nous étions quelques-uns à connaître sa véritable dimension, qui sous l'apparence de l'austérité et de la réserve, se cachait un Homme d'une culture immense, amoureux du théâtre et des arts, chaleureux et proche des humbles. Ce gentleman toujours habillé de manière impeccable, avait aussi de l'humour... beaucoup d'humour ! Je me rappelle alors que nous étions de jeunes cadres Ugétistes en fin d'études et de différentes tendances politiques, de cette réunion qu'il a eu avec nous et dont on garde une saveur impérissable. Alors qu'on se poussait les uns les autres pour nous encourager à poser des questions critiques au Premier ministre. Si Hédi est allé droit au but : Allez, je vous écoute... dites tout... ! Le plus audacieux de nos camarades a "osé" lui parler de la nouvelle bourgeoisie des affaires de toutes ces grosses cylindrées qu'on voit de plus en plus à Tunis aux abords des grandes demeures d'El Menzah, La Marsa, Gammarth etc... Si Hédi après un silence dont il avait seul le secret, est parti sur une démonstration et une analyse magistrale de ces phénomènes qui étaient réels. Il a répondu : "C'est le fruit et le prix à payer pour la croissance ! ... Celle-ci ne peut se faire sans accumulation de capital et sans la constitution de groupements privés nationaux importants capables de soutenir la concurrence et de conquérir des marchés et puis avec son humour fantastique il nous raconta l'Histoire de Rockfeller le célèbre milliardaire Américain qui a répondu un jour à un journaliste fougueux et critique de son immense fortune : "Puis-je conduire dix voitures en même temps ! dormir dans dix lits en même temps ! ... manger dix fois la nuit... ! Voyez-vous, Monsieur, ma fortune ne m'appartient pas... Elle appartient de fait à ceux qui travaillent dans mes entreprises et au peuple Américain... !" J'ai voulu par cette chronique rappeler au souvenir des jeunes d'Aujourd'hui la grandeur de cet Homme à l'immense talent que fut Hédi Nouira notre maître ! A lui et son âme notre reconnaissance !