Par Khaled Guezmir - Il arrive des jours où ça ne passe pas ! On ne voit rien venir et une sorte de vapeur lasse envahit l'espace et les Temps politiques. Pourtant et après l'enthousiasme de la Révolution tout le monde commençait à y croire. Tiens une Tunisie enfin débarrassée de la dictature politique et de la corruption financière et économique… une Tunisie qu'on va inventer à l'image des pays libérés comme la Tchécoslovaquie, la Pologne, l'Allemagne de l'Est, l'Espagne ou le Portugal… une Tunisie avec une belle petite démocratie parlementaire à l'occidentale basée sur la sacralité de l'individu, la liberté d'opinion, la séparation des pouvoirs, l'Etat de droit symbole de l'égalité de tous devant la loi… une Tunisie enfin libérée de toutes les contraintes subies du temps du totalitarisme et heureuse dans un élan de fraternité et de tolérance. Mais on ne mesurait pas suffisamment, combien l'art est difficile, que la patience est de rigueur quand il s'agit de réformer et que la discipline est finalement la meilleure alliée de la construction démocratique. Dans tout système il y a les « valeurs », les « acteurs » et « l'environnement ». C'est ce que nous enseigne la science politique moderne. Le bon gouvernement c'est celui qui est capable de diffuser les objets de valeur acceptables par les citoyens et perçus comme obligatoires pour sauvegarder la paix sociale et permettre la vie communautaire équilibrée. Les acteurs politiques se doivent d'imaginer et de mettre en œuvre les programmes de développement aussi bien politiques qu'économiques. Reste enfin que les deux fondements cités précédemment, aussi bien les « valeurs » que les « acteurs » doivent s'adapter sans cesse aux exigences de l'environnement intra-sociétal, composé de l'économie, les groupes de pression et la culture, mais aussi aux contraintes et exigences de l'environnement extra-sociétal composé de la communauté et de l'opinion internationales, l'ONU, les puissances mondiales et régionales et le système commercial et financier mondial. Or ce qui se passe en Tunisie dans cette phase transitoire c'est une translation des hiérarchies. Au niveau des valeurs l'Etat national nouveau a mis le cap depuis 1956 sur les « valeurs » de développement et de modernisation. Bourguiba parlait du « Jihad Al Akbar » pour mobiliser le pays vers la construction d'une administration centrale et régionale « nationales » mettant fin aux interférences tribales et locales. C'était aussi l'époque des premiers grands chantiers du bâtiment des gros équipements et de l'infrastructure : routes, écoles, hôpitaux, ouvrages hydrauliques, ports et aéroports etc… Enfin c'était la modernisation, orientée à l'occidentale vers des valeurs culturelles, la libération de la femme la rationalisation de la Religion et des études zeitouniennes et surtout un support diplomatique allié principalement à l'Occident Américano-européen. Cette hiérarchie des valeurs a sous-tendu l'ensemble du système social tel que vécu depuis l'Indépendance et aurait pu évoluer positivement n'était ce la récupération de ces valeurs par le système totalitaire de Ben Ali et sa junte oligarchique. Mieux ou pire encore, ces valeurs qui étaient en majorité acceptées par le corps social et perçues de plus en plus comme « obligatoires », ont été mises en cause et fondamentalement contestées du fait d'avoir servi la « culture » dictatoriale et de domination de l'ancien régime. En voulant démontrer aux Tunisiens et aux occidentaux parmi nos alliés, que son despotisme était « nécessaire et légitime » pour sauvegarder les valeurs de modernisation contre les périls du « terrorisme » et du radicalisme religieux, Ben Ali a provoqué le rejet de ces mêmes valeurs, à nouveau perçues comme bases idéologiques et culturelles d'un système inégalitaire et corrompu. Du coup, les nouvelles hiérarchies des valeurs glissent de plus en plus vers la culture islamique et traditionnelle perçues plus égalitaires et orientées vers l'intérêt général de la communauté que les valeurs individualistes et même libérales de l'ancien régime. Les Tunisiens de la « majorité silencieuse » et des classes moyennes, façonnés à la culture libérale et moderniste – entendez proche de l'Occident – depuis presque deux siècles, peuvent-ils s'accommoder d'un retour à un traditionalisme excessif porté par les valeurs historiques et religieuses des premiers âges de l'Etat islamique ? A notre avis une pareille démarche ne peut qu'aboutir à des brisures et des cassures sociales. C'est plutôt l'inverse qui pourrait être salutaire : l'alignement des islamistes sur les valeurs universelles et modernisatrices en rationalisant la religion et en acceptant clairement une séparation de celle-ci par rapport à la politique et la gestion de l'Etat. L'histoire de l'évolution démocratique de toutes les nations y compris celle de l'Amérique Latine, prouve qu'un attachement excessif au « religieux politique » est antinomique de la démocratie à l'occidentale. Or a-t-on inventé, d'autres modèles démocratiques crédibles depuis les pharaons : La réponse est négative et l'expérience chinoise et autres le prouvent. On peut être puissant comme l'Occident économiquement, mais la démocratie attendra. Seul un recul des valeurs traditionnelles pour la Chine – le communisme politique – au profit de la modernisation peut faire évoluer le système politique vers la démocratie. Les islamistes tunisiens doivent, à notre avis pour être crédibles à ce sujet, prendre le taureau par les cornes et adopter la modernisation libérale et politique tout en acceptant que la religion soit un bien être « collectif » privé ! Sans cela la peur d'un nouvel hégémonisme les accompagnera – longtemps !