Bien niais est celui qui croit que «démocratie» signifie tout à fait «pouvoir du peuple » comme dans l'étymologie du mot. Dans la pratique, c'est-à-dire loin des dictionnaires, la démocratie se conjugue rarement, très rarement à la forme passive, c'est plutôt une conjugaison à la forme pronominale réfléchie ! Expliquons-nous : les candidats à une élection, n'importe laquelle, n'attendent pas les bras croisés qu'on les choisisse mais s'efforcent toujours et par tous les moyens (permis ou pas) de se faire élire. Des fois, la manipulation des électeurs va jusqu'à voter à la place de certains d'entre eux. Ce qui vaut en réalité une auto-élection. En démocratie, on n'est donc pas élu ; mais on s'est fait élire. Et sur ce plan, les dernières élections de l'Assemblée Constituante en Tunisie consacrèrent les formations politiques qui surent le mieux « se faire élire ». Maintenant que les résultats et les vainqueurs sont connus, le peuple des électeurs n'a plus le même poids que lors du vote. On est passé à une deuxième phase de l'opération démocratique. En football, on dit souvent que la première mi-temps est celle des joueurs tandis que la seconde est celle des entraîneurs. Dans le jeu démocratique, c'est un peu pareil : après le scrutin où les électeurs tenaient un rôle capital, c'est à présent la mi-temps des élus ! Sur ce plan, les quatre partis qui ont triomphé à l'issue de la première phase sont actuellement en train de rivaliser d'intelligence, de ruse, d'esprit calculateur et de pratique manœuvrière pour sortir également vainqueurs de la deuxième phase de jeu.
Un plat et trois morceaux de viande
En ce moment et depuis une dizaine de jours, une espèce de conflit oppose le Congrès Pour la République, de Moncef Marzouki à Ettakattol, le parti de Mustapha Ben Jaafar, à propos du poste de Président de la République. Beaucoup de gens pensent que l'un et l'autre affichent par là leurs ambitions opportunistes. En fait, ce combat de coqs dont on ne voit rien mais dont tous les échos nous parviennent, est déclenché pour des enjeux plus complexes. Il est certain que, sur le plan purement personnel, on voit vraiment très mal Moncef Marzouki se contenter du poste de Président de la Constituante, lui qui un jour osa défier Ben Ali et se présenta en candidat à sa succession. Autrement dit, il n'est pas exclu que la Présidence de l'Etat tunisien figure parmi ses rêves intimes les plus chéris. Mais, Si Moncef a sans doute entrepris d'autres calculs moins subjectifs en briguant la Présidence de la République : à partir du moment où Ennahdha s'est arrogé le portefeuille de Premier Ministre, autorité suprême dans un régime non présidentiel, il fallait au Congrès Pour la République s'accrocher à la Présidence de la République pour espérer contrebalancer d'une quelconque manière le pouvoir futur d'Ennahdha. En d'autres termes, Si Moncef et son parti ne tiennent pas à céder trop de terrain au mouvement de Rached Ghannouchi. Ennahdha, quant à lui, joue à tout bout de champ de son nouveau statut de parti majoritaire. Argument, atout, carte maîtresse qu'aucun de ses rivaux ne lui conteste. A part, peut-être, Al Aridha Chaâbia de Hechmi Hamdi, actuellement « exclu » de toutes les négociations capitales concernant l'avenir du pays, en dépit de sa 3ème place obtenue à l'issue du vote d'octobre dernier. Cette mise à l'écart d'Al Aridha est, elle-même, l'œuvre d'habiles tacticiens qui se débarrassent ainsi d'un rival encombrant. Les autres concurrents semblent signifier à Hechmi Hamdi que le « plat » servi ne contient pas plus de trois morceaux de viande. (C'est une image qu'il savourera, à coup sûr, mais dont il digèrera difficilement la portée !)
Tout le monde attend au tournant
Pour ce qui est d'Ettakattol, hélas dernier classé du quatuor victorieux, il est également pénible à ses responsables d'accepter les « miettes » et les « restes » laissés par les autres « convives ». Mustrapha Ben Jaafar doit donc ruser pour se positionner plus favorablement par rapport à ses rivaux. Il s'agit effectivement d'une guerre de positions pour Ennahdha, le CPR et Ettakattol. C'est à qui s'octroie les postes les plus influents. Ce tournoi de « malins » leur fait-il oublier la mission essentielle pour laquelle ils ont été élus, à savoir l'élaboration d'une nouvelle Constitution pour la Tunisie ? Absolument pas, vous répondraient-ils à l'unisson ! Chacun de ces rassemblements de futés a son « Destour » en poche mais la priorité du moment, c'est la répartition des pouvoirs. On parle de Gouvernement d'Entente Nationale. En fait, les fissures lézardent ce gouvernement avant même sa naissance. Manifestement, pas un parti ne veut faire trop de concessions, ni n'accorde trop de confiance à l'autre. Ils savent tous que, pour chacun d'eux, la Constituante n'est qu'une étape-tremplin pour mieux préparer l'étape suivante, la troisième mi-temps ! Ennahdha, le CPR et Ettakattol voient plus loin que le nouveau Destour. Ils visent la prochaine république (le 6ème Califat, comme dirait Si Hamadi Jebali). Tout le monde veut y être titulaire et pas du tout remplaçant. A ce jeu-là aussi, il faut être le plus rusé, le plus futé, pour occuper les meilleures places. Bien avant la date des présidentielles, des législatives et des municipales, les trois partis engagent presque ostensiblement la lutte pour une plus longue gouvernance du pays. Pendant ce temps, les élus d'Al Aridha resteront-ils indéfiniment sur la touche ? Le parti de Hechmi Hamdi manœuvre sans doute en dehors du « cadre apparent » comme il l'a fait pendant la campagne électorale de l'été dernier. En ce moment, Si Hechmi menace Ennahdha de réactions malveillantes si elle continue d'ignorer Al Aridha Chaabia en tant que partenaire dans les négociations politiques actuelles. Ce concurrent futé continuera en effet de jouer le trouble-fête tant qu'on lui attribue un rôle de figurant ou qu'on lui demande d'être seulement spectateur. Ennahdha, le CPR et Ettakattol seraient bien bêtes s'ils le croyaient déjà hors d'état de nuire. Il leur faut savoir d'autre part, que tous les « vaincus » des élections d'octobre les attendent au tournant.
D'autres chats à fouetter !
L'UGTT aussi est à l'affût des moindres gaffes : la dernière en date qui visait Abdessalem Jerad a failli tourner mal pour l'actuel gouvernement, pour celui qui est en gestation et pour l'ensemble du pays. C'est que la Centrale Syndicale est depuis longtemps une grande formatrice de renards futés qui ne s'en laissent pas facilement conter. La décision de lever l'interdiction de voyager prononcée contre Jerad administre la preuve que les détracteurs de l'actuel bureau exécutif de l'UGTT ont crié victoire un peu trop tôt. La Centrale Syndicale n'est pas le RCD, ni l'UTICA dont on a très vite déchu les anciennes équipes dirigeantes. Les compagnons et les « renardeaux » de feu Habib Achour sont plus coriaces que ceux de Si Hédi Jilani. Ils doivent avoir formé une pépinière de petits syndicalistes finauds capables, l'heure venue, de jouer jeu égal avec n'importe quel autre prédateur rusé. On a donc bien fait de se détourner d'Abdessalem Jerad. Même si, entre adversaires futés, ce n'est que partie remise. A l'UGTT, on ne doit donc pas dormir sur ses lauriers. Ses dirigeants et ses militants ont intérêt à préserver leur cohésion et leur solidarité et à mener les vrais combats qu'on attend d'eux : l'emploi digne et stable, le pouvoir d'achat des couches modestes et moyennes, la retraite, le développement régional équilibré, les droits syndicaux des travailleurs, la lutte contre le capitalisme sauvage et contre l'exploitation des faibles par les puissants. Parce que, pour l'heure du moins, nos « heureux élus » de la Constituante ne semblent pas très enthousiastes pour engager de tels « chantiers » !