Par Ali Chebbi, Professeur d'Economie. Université de Tunis Comme sur des béquilles, l'économie tunisienne n'a jusqu'alors pas pu évoluer sans foulures depuis l'année dernière ; une année soldée d'une déficience économique difficilement gérable : croissance négative, -2,2%, chômage en hausse, 18,9% et déséquilibres macroéconomiques persistants (déficits budgétaire (3,8%) et commercial (1,6%) et une dette publique de 44,6%)... Cette contreperformance de 2011, trouve son origine non seulement dans l'environnement international défavorable, mais aussi dans la fragilité institutionnelle accentuée par des pressions politiques, sociales et syndicales, souvent en dehors des capacités réelles immédiates de l'économie tunisienne. Ces mouvements ont freiné, sinon paralysé, l'activité économique dans ses principaux secteurs dont la croissance fin 2011 est à -3,9% dans les industries manufacturières, -10,9% dans les industries non-manufacturières et -4,7% dans les services marchands. Notons que ces derniers ont été affectés principalement par la baisse dans les services d'hôtellerie et restauration (-21,3%) et de transport (-22,4%). En dépit de ce bilan négatif de l'année 2011, l'économie tunisienne fait état de prémices de reprise au cours du premier quart de l'année 2012. En effet, les indicateurs provisoires de conjoncture, que ce soit publiés par l'API ou préparés par l'INS, traduisent une reprise de l'activité dans la majorité des secteurs productifs. Suspecte, selon quelques uns remettant en cause la fiabilité des statistiques, cette reprise dans sa dimension productive a été confondue avec la contreperformance relative à la dimension monétaire de la politique économique, à la gestion du régime de change et au contrôle des prix. Handicaps et voies de sortie Outre la fiabilité des statistiques ouvrant la porte à des spéculations non fondées et donc inutiles, plus intéressant serait d'analyser la conjoncture, en souligner les handicaps et en déduire les voies de sorties. La quasi-totalité des activités productives voient leur croissance au cours de ce premier trimestre s'établir à des taux positifs mais dispersés à travers les secteurs. Ainsi, la valeur ajoutée des industries manufacturières a augmenté de 2,8%, celle des industries non-manufacturières au taux positif de 3,4% et celle des services marchands à 9,6%. En plus de la baisse du nombre de sit-in et des grèves dans certaines régions par rapport au premier trimestre de 2011, l'investissement domestique s'est, selon l'API, accru de 15,4% alors que celui Direct Etranger a augmenté de 35,4%. En sus, l'importation des biens d'équipement s'est, elle-aussi, élevée au taux de 23,7% ce qui serait un indicateur de retour de l'appareil productif à son activisme. A notre sens, ce sont les principaux facteurs expliquant une reprise possible de l'économie durant les trois premiers mois de l'année. A priori, ceci n'est pas surprenant. En fait, selon les repères théoriques et les travaux empiriques, sous certaines conditions le taux de croissance est d'autant plus élevé que la situation initiale est défavorable. Il suffit d'observer que les secteurs aux taux les plus élevés au cours du premier trimestre de 2012, ont fini l'année 2011 avec des taux négatifs (les mines, le transport, ..). Nous avons prévu (voir Le Temps, 1-1-2012), que selon les points de vu des Cycles Réels, il est possible qu'une reprise ait lieu pendant l'année 2012 en raison d'un retour de l'appareil productif à son trend habituel, si la stabilité sociopolitique et institutionnelle s'améliore. Une reprise soutenable ? La bonne question serait de savoir si cette reprise est soutenable. Sinon, quels en seraient les menaces ? Notons d'abord que les mesures de politique de régulation conjoncturelle font partie intégrante de l'environnement macroéconomique. Ces politiques sont grosso modo monétaires et budgétaires. Elles servent à réduire les déficits macroéconomiques globaux (commercial, budgétaire et de l'épargne par rapport aux besoins d'investissement) et de maitriser l'inflation dans la perspective de réalisation des objectifs de la relance. Notons aussi que si l'efficacité de l'une de ces deux types de politiques fait défaut, la reprise serait menacée. Or, (1) une coordination entre les autorités monétaires et budgétaires, ne semble pas s'établir (à comparer les derniers communiqués de la BCT à ceux du Gouvernement). Ceci ferait rater l'opportunité de saisir les bénéfices de la coordination qui semblent être omis ou négligés; (2) la politique monétaire, appelée à stabiliser les prix selon son statut est actuellement désarmée en ce sens qu'elle a déjà épuisé les marges de manœuvre, comme indiqué dans notre publication dans Le Temps du 28-1-2012. N'ayant pas d'effets signifiants sur l'économie et fixés à leur plus bas niveau, les taux d'intérêt directeur (déjà déconnecté du TMM) et de réserves obligatoires ne supporteraient plus une révision à la hausse, au risque d'une incohérence intertemporelle remettant ainsi en cause sa crédibilité et lui ferait perdre toute efficacité. Autrement dit, le système bancaire dans son état actuel risquerait de manquer le rendez-vous pour venir en aide à la politique de relance budgétaire déjà annoncée dans le budget complémentaire; (3) l'actuelle gestion du régime de change ne dégage pas un message rassurant pour les agents des secteurs exposés. Une sur-dépréciation, vraisemblablement programmée, et une déconnexion observée entre les taux de change nominaux et le taux de change effectif engendreraient plus de distorsions. Sur le plan des fait, alors que les exportations n'ont évolué qu'à 9% pendant le premier trimestre à cause principalement du ralentissement de l'activité en Europe (-0,5%) et partiellement du freinage de l'activité locale pendant le dernier trimestre, le glissement du dinar avait pour effet non seulement d'enchérir les importations accrue à 21,6% (surtout de biens d'équipement déjà en hausse), mais aussi de renforcer les tensions inflationnistes par le mécanisme du pass-through à la Taylor. Le taux d'inflation a en effet augmenté à hauteur de (4,7%) contre 3,6% vers la fin de l'année. La baisse des réserves de change à seulement 101 jours d'importation en est une conséquence. Par ailleurs, le taux de couverture a diminué en passant de 79,2%, pendant le premier trimestre 2011, à 71,1% dans la même période de 2012. Ce déficit est aussi le résultat de la baisse des exportations des entreprises totalement exportatrices, la hausse des importations du secteur des industries manufacturières et non-manufacturières dont les importations des produits de l'énergie ont augmenté de 44,3%, et les produits de consommation au taux de 26,8%. Nous nous attendons à ce que ce creusement du déficit commercial se propage au niveau des déficits internes, réduise les possibilités de soutenabilité de la politique budgétaire et freine la relance attendue, si des mesures urgentes ne sont pas envisagées. C'est dans ce contexte que nous proposerions, (1) le démarrage d'une réforme du système bancaire ciblant une meilleure gouvernance et commençant par expliciter les prérogatives opérationnelles de la BCT, réclamant une indépendance faisant office d'un concept jusqu'alors flou; (2) l'accommodation des dépenses publiques au rythme des recettes, pour éviter les dérives inflationnistes et déficitaires ; (3) la création d'une instance de pilotage contrôlant les prix, les circuits de distribution et les transactions étrangères illicites ; (4) la révision immédiate du système de subvention des produits de base et des carburants par un meilleur ciblage de ceux qui le méritent ; (5) l'allègement des procédures pour accélérer les mécanismes de transferts sociaux et les dépenses publiques prévues dans le budget. Nous croyons que si des mesures similaires ne sont pas de mise, nul ne se permettra le luxe d'évoquer la relance économique en Tunisie, actuellement malmenée.