L'autre jour, un ami historien nous a confié que, depuis quelque temps, il fait quasiment tous les soirs ce bien étrange rêve nocturne : « Alors que certains Tunisiens se voient en sommeil mariés plus d'une fois à de fraîches pubères de dix à treize ans, et que d'autres rêvent de transformer le pays en « Califat » et les quartiers de ses villes en autant d' « émirats », il me semble à moi que je tiens en permanence compagnie à Hannibal, l'illustre général et homme d'Etat carthaginois. Me considérant comme son compagnon le plus loyal, le fils d'Hamilcar me confie tous ses secrets les plus intimes. Au sujet de ses convictions politiques, par exemple, Hannibal reconnaît qu'il n'en a pas qui tiennent assez longtemps. C'est selon les « régimes », confesse-t-il ! En ce moment, il se range du côté du « gouvernement le plus puissant de l'Histoire ». Sa barbe en collier, l'estampille noirâtre sur le haut de son front et le chapelet qui ne quitte pas ses doigts, sont les signes les plus ostensibles de cette nouvelle allégeance. Nouvelle, parce qu'il n'y a guère longtemps, il faisait partie des « azlem ». Il invitait chez lui des figures emblématiques de l'opposition, bien remontés contre la Troïka. Les principales informations qu'il diffusait rendaient compte des défaillances multiples de l'équipe dirigeante. A tout le moins, Hannibal se montrait neutre dans les grands débats politiques et sociaux. Ses chroniqueurs avaient encore assez d'honnêteté pour lui rapporter les faits sans amplification ni édulcoration aucunes. »
« Aujourd'hui, Hannibal a tout revu à l'« abaisse ». L'autre jour, en se rendant chez Hamma Hammami et Radhia Nasraoui, il déplora le tableau, à son goût trop sombre, que le couple brossait de la situation dans le pays. Hamma a beau lui expliquer que son évaluation personnelle s'adossait à des données objectives difficiles à contester, Hannibal persista dans la certitude que son interlocuteur voyait tout en noir. Quand il se détournait du mari pour solliciter de l'épouse un compte rendu plus rose des « réalisations » du gouvernement et que Radhia lui répondait par des moues narquoises, Hannibal arborait le même air désolé d'un salarié surendetté à qui les prêteurs n'accordent plus de crédit ! J'ai par ailleurs remarqué depuis peu qu'Hannibal ne parle plus de Bajbouj ni de Nida Tounès. Il a même tendance à s'entourer de leurs détracteurs les plus farouches. Si, par malheur, l'un de ses hôtes daigne les évoquer ou les défendre, soit il s'en offusque de manière suffisamment visible pour que l'importun ne s'y aventure plus en sa présence, soit il se charge lui-même de régler leur compte aux « recyclés du RCD ». Pour un peu, Hannibal se proposerait au commandement de la Ligue des Comités Populaires pour la Protection de la Révolution ! »
« Dieu sait pourtant, et tous les Tunisiens s'en souviennent, qu'Hannibal avait jusqu'à la dernière minute soutenu « le sommet de la pyramide au pouvoir » du temps de Ben Ali. La veille du 14 janvier, Hannibal ne suggérait que les réformes susceptibles de préserver ce « sommet ». Il avait convié alors quelques opposants qu'il savait d'avance prêts à faire écho à ses suggestions « révolutionnaires ». Quand je lui reproche ses fréquentes volte-face, Hannibal rétorque sans hésiter : tu ne veux tout de même pas que je me fasse épingler par les « barons » de la justice transitionnelle qui en font voir de toutes les couleurs à certains « azlem » irrécupérables ! Il faut se procurer de bonnes couvertures, mon fils, car l'hiver 2013 s'annonce rude, rude, rude ! »
« Hannibal a certes manqué le pèlerinage de cette année, mais à la place, il s'offrira plusieurs « omras »tout aussi purificatrices. Il paraît en effet, que ça rachète bien des errements et bien des écarts. Au quotidien, et pour mieux se faire pardonner, Hannibal a juré d'éventer les « succès » du gouvernement, de suivre les ministres dans leurs pérégrinations, de dénoncer tous ceux qui leur « mettent les bâtons dans les roues», de relayer les tribuns de la Troïka dans leurs menées visant la « contre-révolution », de prêcher la bonne morale et de donner des cours sur le bon usage des doigts de la main ! Hannibal n'a manifestement pas d'autre choix pour « sauver sa peau ». Cette peau justement qu'il parfume désormais aux arômes achetés devant les mosquées, dans l'espoir éhonté de couvrir les relents putrides qu'elle traîne depuis l'ère prérévolutionnaire ! »
C'est sur ces mots « innocents » que s'achève le récit de notre ami, l'historien épouvanté dans ses sommeils par les fréquentes et hideuses apparitions « hannibalesques ». Puissent les interprètes des rêves, de plus en plus nombreux en Tunisie, lui prescrire le remède adéquat contre le spectre qui hante ses nuits. Pourvu bien sûr que ces interprètes ne remplacent pas son monstre d'Hannibal par une effroyable hydre salafiste-jihadiste !