Entre désinformation, fanfaronnades, analyses suspectes et lectures contradictoires ! Hier, pendant toute la matinée, dans les cafés de l'Avenue Habib Bourguiba, les commentaires sur la désignation du nouveau chef du Gouvernement allaient bon train. Les analyses les plus sérieuses se mêlaient aux lectures les plus fantaisistes et aux approches les plus suspectes. Les fanfarons prétendaient n'avoir pas été surpris par le choix d'Ali Laarayedh et racontaient même dans le détail les discussions secrètes qui l'avaient désigné comme successeur de Jebali. C'était à croire qu'ils faisaient partie du Conseil de la Choura réuni jeudi soir à Gammarth. Ensuite, ils passaient à la lecture de la nouvelle donne politique initiée par cette élection et à la « composition » du prochain Gouvernement ! D'autres se contentaient de les entendre, incapables de placer un mot sur la question. On parlait aussi de la conférence houleuse du comité de défense de Chokri Belaïd, soit pour lyncher Me Faouzi Ben Mrad, soit pour le défendre et adresser quelques griefs à la famille du défunt qui a retiré sa procuration, soit enfin pour avancer des noms de suspects que les avocats de Belaïd auraient tus. Sur la même affaire, quelques uns lisaient l'article d'un journal sahélien (« spécialisé dans la dénonciation de la corruption et des corrompus ») pour qui l'assassinat n'a que des mobiles personnels relatifs à une histoire d'adultère. Un peu plus loin, un semblant d'intellectuel lisait à ses compagnons son article personnel sur le présent et l'avenir de la Tunisie après l'attentat contre Chokri Belaïd. Ce papier développait en fait les plus mauvais slogans nahdhaouis et jetait l'anathème sur l'Opposition tunisienne qui « mettait les bâtons dans les roues du Char de l'Etat ». Autour de la table voisine, on commentait la majoration du prix de la bière, devenue effective depuis d'hier. L'occasion était bonne pour s'en prendre à Ennahdha et à son aile salafiste qui prépareraient ainsi le terrain à l'interdiction de l'alcool et à la fermeture des bars. En même temps, nos convives commandaient de nouvelles tournées de bière pour, disaient-ils, narguer Ghannouchi et ses sbires. Bien remontés contre les assassins Vers une heure de l'après midi, des nouvelles commençaient à parvenir sur la marche contre les assassins de Chokri Belaïd : « c'est une manifestation d'adolescents facebookers », disaient les uns ; « elle ne réussira pas », prédisaient les autres ; « le Front Populaire ne la soutient pas » rappelait une partie du groupe, manifestement pas disposée à y participer pour cette raison justement ! Pourtant, la marche avait bien lieu sur l'Avenue et elle réunissait de plus en plus de monde autour de slogans anti gouvernementaux très directs. Près de 5000 manifestants y prenaient part et semblaient plus que jamais remontés contre les auteurs et les commanditaires de l'assassinat. Il y avait plus de jeunes que d'adultes et autant d'hommes que de femmes (ou presque) ; les figures politiques connues y participaient en nombre très réduit. On relevait également la rareté des slogans et des banderoles partisanes. On ne déplora pas de violence policière contre les manifestants, et les milices protectrices de la Révolution brillèrent par leur absence. Sans doute ceci explique cela ! En tout cas, jusqu'à 16 heures, il y avait encore de la foule et même l'averse qui arrosa Tunis entre 14 heures et 15 heures ne dispersa pas vraiment les rangs des protestataires. Initiatives et griefs Et là aussi, comme dans les cafés, nous avons prêté l'oreille à ce qui se disait en marge de la manifestation : dans l'ensemble, les commentaires étaient unanimes pour souligner la nécessité de harceler les autorités jusqu'à les pousser à faire la (vraie) lumière sur l'attentat. A ce sujet, la proposition de Hamma Hammami sur l'organisation régulière (tous les mercredis) d'un sit-in en face du Ministère de l'Intérieur semblait avoir bonne presse auprès des milliers de manifestants. Volet initiatives toujours, le Front Populaire présent à travers un certain nombre de ses partisans distribuait hier des tracts sur sa proposition d'organiser un « congrès national de salut » et sur ses solutions pour sauver le pays de la banqueroute et pour lutter contre la violence politique. D'autre part, sur le terre plein de l'Avenue et sur les trottoirs, des critiques timides se laissaient entendre : on aurait aimé que la marche fût moins spontanée, que tous les partis de l'Opposition l'aient adoptée et aient contribué à son succès. On ne s'interdisait pas non plus de la comparer à la manifestation nahdhaouie de samedi dernier. Les commentaires qui portaient sur d'autres sujets focalisaient sur la nécessité, pour tous les adversaires d'Ennahdha, de s'unir dans un seul front électoral capable de changer le rapport de forces aux prochaines élections. Les analyses sur la désignation de Ali Laarayedh et sur la perspective d'un gouvernement de la Tunisie par la Terreur se poursuivaient par ailleurs. Le souvenir du règne de Zinelabidine Ben Ali était encore dans les esprits ; on évoquait aussi la purge sanglante initiée deux ans après la Révolution française de 1789. En somme, l'optimisme n'était pas vraiment de mise parmi la foule qui scandait toutes sortes de slogans hostiles aux U.S.A. et au Qatar, solidaires des révolutions du « Printemps arabe ». Hygiène révolutionnaire Ce fut une marche mémorable, en dépit du nombre relativement modeste des manifestants. En effet, ce fut la première grande manifestation de rue après l'avènement de Ali Laarayedh à la tête du Gouvernement. Bien que spontanée, la marche parvint à mobiliser une foule assez dense de Tunisiens dont l'engagement contre la violence politique ne semblait guère s'altérer avec le temps. Près de 20 jours après sa mort, Chokri Belaïd était encore présent et, sur les photos, il était plus vivant que jamais. Puissent tous les défenseurs de la cause démocratique rester unis autour de son symbole. Puissent les désinformateurs et les calomniateurs cesser leurs campagnes suspectes. Puissent les enquêteurs et les juges honnêtes accélérer les recherches et arrêter tous les coupables dans ce crime odieux. Quant à ceux qui ne font que jaser, que disserter, que polémiquer, que fanfaronner, nous les prions d'épargner à la Tunisie leur mauvaise langue. C'est bon pour leur santé et excellent pour l'hygiène authentiquement révolutionnaire !