La prière de l'Aïd ne semble plus convenir aux mosquées : on l'accomplit désormais à l'extérieur de ces lieux du culte musulman. Depuis quelque temps, à Hammamet, on choisit la grande plage de la ville pour célébrer la cérémonie religieuse. Quelques centaines de fidèles y prennent part la plupart du temps dans des tenues plutôt salafistes. Un imam prononce son prêche depuis une chaire de fortune, des caméras filment l'événement, des micros et des hauts parleurs sont placés partout et résonnent les psalmodies des prieurs, et parfois la prière s'achève par une marche en ville au cours de laquelle des slogans islamistes sont criés par les manifestants (cette année, Gaza monopolise l'intérêt). A Tunis, la nouvelle mode ne s'est pas vraiment généralisée, c'est seulement cet été qu'elle a trouvé son écho auprès des prieurs : lundi dernier, très tôt le matin, Ennahdha (apparemment) a appelé à une « kharja » de l'Aïd partie du quartier populaire de Bab el khadhra jusqu'à la mosquée du Passage (en plein centre de la capitale) et c'est Abdelfattah Mourou, le deuxième homme dans la hiérarchie du parti nahdhaoui qui fit l'imam au cours de cette prière de rue. A Sfax, la parade religieuse se tint sur le sable de la Plage de Tabroura avec pour imam Ridha Jaouadi (mosquée Lakhmi) : celui-ci ne se contenta bien évidemment pas d'un discours purement religieux mais s'en prit aux caciques de l'ancien régime qu'il accusa de vouloir remonter l'armée contre les islamistes, ajoutant que leurs manigances ont échoué grâce au « soutien divin » et à « la confiance du peuple en ses révolutionnaires ». A la mosquée comme au stade Auparavant, le syndicat des cadres du Ministère des Affaires religieuses avait appelé à l'interdiction des « kharja de l'Aïd » effectuées en dehors des lieux de prière, mais manifestement pas un officiel du département ni de l'Etat n'a réagi dans ce sens, surtout après la décision de fermeture prise à l'encontre de quelques mosquées aux mains de salafistes extrémistes, mesure controversée et contestée notamment par deux partis de l'ex-Troïka, à savoir Ennahdha et le CPR. Les « officiels », eux, (président, chef du gouvernement, ministres et autres hauts responsables de l'Etat) ont effectué leur « sortie » religieuse de manière apparemment discrète : Marzouki s'est recueilli à Sousse, tandis que Jemâa fit sa prière de l'Aïd à Mahdia. A chacun son « fief » : le premier vit dans la banlieue touristique de Sousse, le second est originaire de la capitale des Fatimides. Il ne manquait que Mustapha Ben Jâafar pour prier à Bab Souika dont il est natif. Un gouvernement à trois têtes et trois mosquées pour la fête, quoi de plus logique ! Fini le temps des grandes mosquées de Carthage et de Kairouan qui sont désormais symboliquement évitées, sans doute en signe de rupture avec des habitudes héritées des régimes précédents; maintenant chacun joue pour son « fanion », un peu comme parmi les supporters des équipes sportives ! Pour Marzouki comme pour Jemâa, la « sortie » de l'Aïd avait malgré tout quelque chose de la « dakhla » des stades à l'occasion des grandes rencontres. Affichage tous azimuts On invoque un rite, une tradition du Prophète Mohammed (sunna) pour justifier la « kharja » de l'Aïd : en fait, cette sortie s'inscrit de nos jours dans une espèce de mode comportementale reposant essentiellement sur l'apparat, sur l'ostentation dans la pratique du culte. Un fidèle authentique doit selon cette mode afficher sa religiosité de toutes les manières possibles et surtout visibles et audibles : ses habits de parade doivent signaler nettement sa soi-disant piété, il lui faut en plus s'estampiller le front en gris pour prouver son assiduité à la prière ; un chapelet entre les doigts ajoute de l'effet à toute la mise en scène ; sans compter la barbe hirsute ou coupée en collier, le foulard, le voile ou la burqa pour les femmes. Il ne faut surtout pas manquer les moindres occasions pour exhiber sa dévotion où que l'on se trouve : l'autre fois, deux passagers de louage ont exigé du chauffeur qu'il s'arrête et leur permette de faire leur prière. Le conducteur s'exécuta et les deux hommes accomplirent leur rite sans ablutions et à même la poussière du bas-côté de l'autoroute. A Gaza, l'autre jour, on nous montra un habitant affligé par la mort de l'un de ses enfants mais qui se détourne soudain du service hospitalier où le corps de son fils gisait, pour sortir un tapis de prière de sa poche et se recueillir quelques mètres plus loin au milieu du couloir. Que signifie son geste ? Pourquoi éprouve-t-il ce besoin exhibitionniste décalé par rapport à sa tragédie familiale ? Si c'était pour implorer ou remercier Dieu, fallait-il le faire devant les caméras de télévision ? Où est passée la sainte humilité ? Cette mode exhibitionniste s'étend à toutes nos cérémonies familiales : à l'occasion d'un mariage, de fiançailles, d'anniversaires, de circoncision etc., on invite des « imams » et des « cheikhs » pour dispenser des « cours théologiques » au beau milieu de la fête ; comme quoi c'est une façon de bénir celle-ci. Il ne s'agit pas toujours de lire ou de psalmodier le Coran ; non ce sont des séances de morale édifiante et de discours idéologiques et politiques à peine déguisés. En ville, les graffitis à résonance religieuse (plutôt dogmatique et obscurantiste) se lisent sur tous les murs ; des affichettes conçues dans le même esprit anachronique sont placardées à l'intérieur des bus, des métros et des trains. Les drapeaux noirs concurrencent l'étendard national rouge et blanc ; on monte sur les toits et au sommet de l'horloge de l'Avenue Bourguiba pour crier son adhésion à une mouvance fondamentaliste. Dans les établissements scolaires et universitaires, on s'invente une drôle de revendication : assister en burka aux cours et aux examens ; on boycotte les cours « laïcs » ; on violente les enseignants « réfractaires » à la Chariâa de Dieu. Les artistes jugés comme tels ne sont pas épargnés, non plus ! Les prédicateurs courent les rues, les inquisiteurs sont partout, les objecteurs de consciences pullulent, et les donneurs de leçons, les experts en exégèse et en théologie générale, les chroniqueurs de l'Islam, les intermédiaires avec Dieu, les « passeurs » au Paradis, toute une armada de charlatans est mobilisée pour imposer cet Islam trop voyant, trop m'as-tu-vu, trop tape-à-l'œil, et très peu conforme en vérité à l'esprit d'humilité que prônent Dieu et tous ses prophètes. C'est même une conception de la foi qui vise la provocation, l'intimidation et le défi ? La piété et la dévotion y figurent parmi les derniers soucis!