« L'action au théâtre comme celle de la peste est bienfaisante car elle pousse les hommes à se voir tels qu'ils sont, elle fait tomber les masques, elle découvre les mensonges, la veulerie, la tartufferie. » (Antonin Artaud) Un cri déchire la ville, remplit l'espace exigu de la scène, la cellule fermée d'un lieu de torture où se font face trois personnages condamnés à un exil douloureux. Un huis clos qui raconte la tragédie recommencée d'un pays englué dans l'intolérable. Trois personnages vivent la descente en enfer, la déliquescence d'une identité et la quête de la délivrance. Le père, le fils, l'ancêtre crient leurs tourments comme cette alarme obsédante qui hurle à la mort. L'air est irrespirable dans ce lieu fermé de l'extérieur par une clef perdue, par une main mal intentionnée. On étouffe, on suffoque. Respiration oppressée dans un lieu hostile devenu tombeau. L'homme en chaise roulante sillonne l'espace sans issue. Le bruit de la meule accentue l'impression de tourner dans le vide. Un coffre fermé, un landau couvert d'un linceul disent l'enfermement et l'asphyxie. Au fond de la gorge, des épines poussent. On a beau résisté, une boule faite des chardons de la déconvenue, de la colère houleuse contre les barbares, des déceptions devenues quotidiennes, vous étreint. C'est cette amertume au goût de coloquinte que nous ressentons à chaque instant de voir l'enlisement de notre monde, devenu, subitement, méconnaissable, défiguré, étranger. Etrangers à nous-mêmes, nous regardons, impuissants, la déliquescence de nos repères, une longue et insupportable agonie d'une identité de lumière que les loups déchiquètent. C'est le règne d'une horde venue des ténèbres qui voudrait imposer la culture de la destruction et de la mort. C'est cette souffrance endurée chaque jour de voir le soleil sombrer dans l'obscurité, c'est ce désarroi qui se saisit de nous, cette angoisse devenue familière à tel point que nous avons l'impression d'avoir été anesthésiés. Le spectacle hideux de la violence qui a fini par banaliser l'horreur, la rendre familière jusqu'à nous désensibiliser. La peur de nous voir les victimes d'une manipulation diabolique et d'assister à notre propre déroute, à notre propre mort, est incommensurable. Les chaînes serrent à endolorir les corps, à voiler le regard, à tuer l'esprit, la conscience, la volonté, l'esprit critique. La passivité guette et beaucoup y cèdent, se réfugiant dans un quotidien fastidieux. C'est ce ronron débilitant que Noureddine Ouerghi décrit à travers la métaphore de la berceuse. Un chant destiné à endormir l'enfant qui grandit si vite et quitte son landau sans que l'on s'en aperçoive, prend le chemin du farniente, séduit par la facilité, par les discoureurs ignares, au service d'idéologies pernicieuses, les prêcheurs de la honte et des opportunistes en quête de pouvoir. L'enfant choisit les causes perdues et s'en va, aveuglé, vers sa propre perte. Le retour du vaincu est désespérant. Il aimerait repartir, retrouver la poussière des routes, la fumée acre des combats, la désolation des terres, les paroles hypocrites des charlatans, sa propre mort grimée en assomption vers un paradis dévoyé à la mesure des frustrations. Les pleurs des familles endeuillées sont de sel et de feu, la douleur est le lot commun le mieux partagé. Noureddine Ouerghi raconte comme seul, il sait le faire, le drame d'une terre martyrisée, suppliciée, rendue stérile. Le blé n'y pousse plus ou brûle au gré des incendiaires, l'olivier perd sa splendeur et retient son trésor pour des années plus clémentes, quand les hommes seraient humains. Les vivants sont pris au piège des promesses mensongères, des calculs étroits des voraces qui gaulent l'espoir et assassinent les rêves. Ils deviennent sourds et muets à la désespérance générale. De dépit, ils abandonnent le combat et plongent dans le futile. Mais le rire mue en larmes. L'horizon se couvre de nuages menaçants et les nuées de sauterelles investissent les champs. Le chant révolutionnaire a les relents amers du retour des vautours, il se couvre de sang, devient cacophonie, perd son âme et craint l'abîme. Alors, du fond de la terre, monte un chant d'espoir « Donne-moi ta main Camarade ! » Un appel à cette fraternité viscérale faite d'humanité et d'offrande pour dire non à la défaite et sauver le monde. On respire. Le théâtre nous sauve du désespoir, nous sauve de nous-mêmes. Evidemment, les menaces sont là, les défis nombreux. « Serre-moi la main Camarade » pour traverser la tempête, la houle qui menace d'emporter le rêve commun. « Lève-toi et marche », le temps de la colère s'annonce et le soleil est à portée de bras. Les acteurs Abderrahman Mahmoud, Mhadheb Rmili, Med- Taoufik Khalfaoui forcent l'admiration grâce à un jeu maîtrisé, sans fioritures inutiles. Un beau trio qu'on aimerait revoir. Quant à Noureddine, il demeure le révolté qu'il fut, la plume acérée et le verbe haut et fort.