C'est aujourd'hui que débute ramadan pour l'année 1436 du calendrier de l'Hégire. Depuis toujours, ce mois saint fait rimer spiritualité avec gourmandise et surtout avec flemmardise ajouteront certains. Ramadan, où l'éternel recommencement. Même s'il change chaque année de date, ce mois reste un événement marquant pour les grands comme pour les petits quelle que soit la saison. Une constatation toutefois: à l'image de la société tunisienne, Ramadan s'est métamorphosé au fil des années. Mais qu'est-ce qui a changé au juste ? Pour y répondre, des enfants d'il y a vingt ans, devenus adultes depuis, ont replongé dans leurs souvenirs et comparé le ramadan d'hier à celui d'aujourd'hui. Au sommaire, hausse des températures, changement des habitudes de consommation et beaucoup de nostalgie. Il y a vingt ans, Ramadan coïncidait avec le mois de février. La rupture du jeûne se déroulait vers 17h30 et les soirées ramadanesques semblaient interminables. A cette époque, Raouf Kouka était encore le maître absolu de la caméra cachée et l'on passait des « fawazirs » après le feuilleton du soir. Pour le menu du soir, les maîtresses de maison s'inspiraient des plats concoctés dans la matinée par Jamila Bali à la télévision et les épiceries étaient transformées en supérettes où les feuilles de brik faits maison côtoient les pâtisseries au bon goût de miel, placées au dessous des chapelets et autres flocons de senteurs orientales, tout près des cartons de pétards, plus connus sous le nom de « banni banni », dont raffolent les enfants. Rania se souvient: « Enfant, je me réveillais spécialement pour assister au passage de Boutbila. C'est un doux souvenir qui restera gravé dans ma mémoire.» Basma à quant à elle connu une belle frayeur en découvrant pour la première fois ce personnage à Gabès. Elle raconte: « Quand j'ai entendu le son de son tambour et son cri qui déchirent la nuit, j'ai eu la peur de ma vie. Aujourd'hui j'en ris.» Skander se remémore pour sa part le bon goût des pâtisseries préparées par sa mère: « Le makroudh, alias « le pincé » comme l'appelait avec humour feu Hédi Semlali, que préparait ma maman la veille de l'Aïd est incontestablement ma madeleine de Proust. Son odeur unique me revient à présent même si aujourd'hui, on en vend partout et à longueur d'année. Mais ce n'est pas pareil et jamais ces pâtisseries vendues dans le commerce n'arriveront à titiller mes narines et mes papilles. » Repas de famille et saveurs d'antan Aujourd'hui comme hier, rompre le jeûne en famille fait partie des rituels sacrés du mois saint. Mais au fil des années, quelques changements ont eu lieu. Najoua se rappelle: « Avant, la grande famille , composée des grands parents, des oncles, des tantes et des cousins, se réunissait lors du repas du soir. Tout le monde mettait la main à la pâte. L'on préparait ensemble des gâteaux faits maison pour la soirée : bouza tunisoise, samsa, ktaief, debla... Le soir, les membres de la famille jouaient aux cartes et les perdants se chargeaient de ramener les gâteaux pour la soirée suivante. A partir de la quinzième soirée, on commençait à préparer les gâteaux de l'Aïd et on faisait le tour des magasins pour acheter de nouveaux vêtements. La vie était plus simple et beaucoup moins chère. On se partageait les mets entre voisins et amis. Aujourd'hui, chaque petite famille reste cantonnées chez elle. Les invitations se font de plus en plus rares tout simplement parce que les maîtresses de maison travaillent, rentrent fatiguées et n'ont plus le temps ni la force de cuisiner pour un grand nombre d'invités. La vie est devenue chère aussi. Les grands parents sont pour la plupart décédés. Ce sont eux qui réunissaient l'ensemble de la famille. » Khouloud est elle aussi nostalgique. Elle déclare: « Avant, tout était plus simple et plus convivial. Ramadan était un mois exceptionnel à la saveur unique. C'était l'occasion pour les familles de se rapprocher et de se rendre visite plus souvent. Enfants, nous attendions impatiemment la deuxième quinzaine pour aller avec nos parents acheter les vêtements de l'Aïd. Il n'y avait pas beaucoup de magasins à l'époque. Nous nous rendions soit au centre-ville soit à El MenzAh 6. Aujourd'hui, il y a plus de choix pour tout mais ce n'est plus pareil. » Yosr se remémore un détail en particulier: les trois coups de canon qui annonçaient la rupture du jeûne. Elle déplore la disparition de ce son si symbolique : « Aujourd'hui, le « madfaâ » est remplacé par des applications téléphoniques qui nous informent qu'on peut commencer à manger. Dommage que nos enfants soient privés de ce rite. » Nouvelles us et coutumes Si les prix ont ostensiblement augmenté depuis quelques années, cela n'a pas empêché un phénomène d'apparaître en Tunisie : les ruptures du jeûne dans les restaurants. De la formule pieds dans l'eau au dîner gastronomique dans un établissement chic respectant à la lettre les traditions tunisoises, les restaurants usent de mille et un stratagèmes pour attirer une clientèle de plus en plus friande de nouveaux concepts. Les prix varient du tout au double, à partir de 35 DT par personne et les menus varient du plus simple au plus sophistiqué. Pour Kathy, c'est une vraie « révolution » et de plus en plus de jeunes couples osent briser ce tabou et rompre le jeûne en dehors du cadre familial et hors des murs des maisons. Dhouha se rappelle d'ailleurs d'un certain soir de 1999. Elle raconte: « C'était la première fois que nous rompions le jeûne à l'extérieur. Ma mère était angoissée à l'idée de rencontrer une de nos connaissances et ne cessait de se demander ce que penseraient ses proches et ses amies s'ils venaient à l'apprendre. Elle pensait sincèrement que cela était indigne d'une bonne mère de famille. » Pour Amina, ce qui a le plus changé en vingt ans c'est la qualité des émissions ramadanesques. Elle explique: « Je me rappelle des feuilletons et surtout des séries ramadanesques qui nous faisaient rire à gorge déployée. Aujourd'hui, on nous sert des programmes violents et tristes. Même le contenu des spots publicitaires a évolué et il arrive qu'on y voie des couteaux et du sang ! » Tout a donc changé en vingt ans et le Ramadan d'antan était bien meilleur. Nombreux sont ceux qui partagent cet avis mais pas Sana. Elle pense que c'est une question de perception et ajoute: «Rien n'a vraiment changé. En prenant de l'âge, l'individu a toujours tendance à regretter son passé et ses années de jeunesse. Cela altère son raisonnement et modifie ses souvenirs. Personnellement, je me focalise sur le présent et je fais tout pour qu'il soit meilleur que le passé. Enfin, j'essaie !» Tout a changé... ou presque Quelle que soit l'année, quelle que soit la saison, Ramadan aura toujours une saveur particulière et un charme unique. Certes, aujourd'hui, les feux d'artifices en tous genres sont interdits à la vente, les chaines de télévision se sont multipliées, les familles se réunissent de moins en moins et les pâtisseries sont faites avec moins d'amour et de passion. Mais Ramadan restera à jamais le mois où le temps suspendra son vol, où les menus de rupture du jeûne ressembleront toujours à des banquets de fête et où les files d'attente devant les boulangeries seront toujours aussi interminables. Mois de la tolérance et de la solidarité par excellence, ses effluves embaumeront la Tunisie du nord au sud et apporteront, on l'espère, sérénité et quiétude au peuple tunisien. A moins que la « hachicha » de Ramadan s'en mêle!