Outre la libre circulation des biens et services, l'intensification des activités R&D ainsi que le transfert de technologie demeurent des volets essentiels que toute œuvre de développement doit englober en priorité. Pour les pays émergents, à l'instar de la Tunisie, la coopération dans ces domaines revêt une grande importance. Placé à la tête d'une institution impliquée dans cette orientation, à savoir l'Académie française des technologies, M. François Guinot confirme à « L'Expert » cette place de choix dont bénéficient les échanges technologiques.
Suite à vos nombreuses visites en Tunisie, comment appréciez-vous l'infrastructure de recherche scientifique dans notre pays ? -Avant même d'aborder la question de l'infrastructure de recherche, je crois qu'il faut noter la politique d'éducation et de formation en Tunisie qui est extrêmement bien équilibrée. Par ce que si on veut faire de la recherche, il faut que le terreau de l'éducation soit effectivement le mieux nourri possible. Et à partir de là, il faut qu'on monte en puissance d'une manière tout à fait cohérente, en ce qui concerne, à la fois, les techniciens, les techniciens supérieurs, les ingénieurs ou les docteurs… Il ne faut pas surtout créer de déséquilibre dans cette cohérence, parce que, sinon, on n'a pas une politique de recherche. En ce qui concerne la Tunisie, je trouve donc ce qu'elle fait aujourd'hui bien équilibré. - Quelles sont les perspectives du partenariat tuniso-français dans le domaine de la technologie ? Je voudrais d'abord dire que j'étais frappé, lors de ma première visite au Pôle El-Ghazala des technologies de la communication, de voir combien ce centre a été bien conçu, En effet, le Pôle est conçu d'une manière moderne dont rêve la plupart des gens. C'est-à-dire que l'on a su réunir sur un même site des écoles, des organismes de formation, des laboratoires, des entreprises et des pépinières d'entreprises. Ce rassemblement est effectivement une condition nécessaire à la réussite de l'innovation. Toutefois, ce n'est pas une condition suffisante. Une fois que l'on a pu rassembler les gens, il faut être capable d'animer et d'organiser les échanges entre eux, et arriver ensuite, à partir d'une meilleure connaissance et d'un respect mutuel, à travailler et à bâtir les projets ensemble. Mais tout cela ne peut pas, non plus, marcher en autarcie. Il faut que ce rassemblement soit ouvert sur le monde. Sur ce plan également, je trouve ce que fait la Tunisie impressionnant.
Je crois que le monde change à toute allure. Et l'Union européenne a évidemment à redéfinir ce que sera sa position stratégique de demain, avec l'émergence de l'Asie comme l'un des centres importants, voire même le centre de gravité du monde de demain. Et je ne pense qu'elle ne peut le faire sans tenir compte de son front Sud où il y a la jeunesse de la Méditerranée.
Donc cette politique d'ouverture est nécessaire à l'innovation dans une Tunisie, qui joue, depuis pas mal de temps déjà, sa proximité géographique, historique, culturelle, etc. L'Union pour la Méditerranée est, à mon sens, quelque chose d'important dans la redéfinition de la position de l'Europe, et de l'espace Euromed en général, dans le monde de demain. En France, nous avons formé tout un groupe inter-académique pour le développement : l'Académie des sciences, l'Académie des technologies, l'Académie de la médecine, l'Académie de l'agriculture…etc. Il est à noter que la première manifestation que nous avons organisée juste avant la date de la fondation de l'UPM était ce que nous avons organisé avec dix-sept pays du bassin méditerranéen dans le domaine de la science. Mon ambition maintenant est que ce groupe inter-académique fasse la même chose dans le domaine de la technologie, parce que je crois beaucoup que la technologie est aujourd'hui le levier le plus adapté pour stimuler le développement des pays de la rive Sud de la Méditerranée. Il est donc important de créer des échanges et peut-être même des projets en commun avec des académies ou avec des technologues qui voudront adhérer à cette ambition d'une technologie au service du progrès.
- Parlons un peu de l'expérience française; quels étaient les moyens déployés pour créer une synergie entre l'entreprise et le monde académique ?
Cette expérience française n'était pas un lit de roses. Ce n'était pas simple parce qu'il y a, en fait, un poids culturel considérable. Pendant des siècles, on a opposé les arts libéraux –par « libéraux » on entendait ce qui est réservé aux hommes libres-, qui étaient l'enseignement que donnaient les universités, et les arts mécaniques qui étaient tout ce qui avait une dimension manuelle et qui étaient, de ce fait, méprisables et d'un niveau social inférieur. On est trop longtemps resté dans cette opposition. Il a fallu détruire cette vision et ceci a été dramatiquement lent.
Depuis un certain nombre d'années, les choses vont beaucoup mieux. Je dois dire que les grands groupes n'ont plus beaucoup de difficultés à interférer et à rentrer dans des vrais partenariats avec les universités, et ce, malgré une certaine difficulté structurelle. En effet, les académiciens ont souvent à faire face à des problèmes complexes et presque toujours multidisciplinaires. Alors que les laboratoires universitaires sont, pour la plupart du temps, organisés encore en disciplines. Si vous êtes donc un grand groupe avec une bonne connaissance de la cartographie des laboratoires, vous arriverez à constituer le patchwork des collaborations qui vous semblent nécessaires pour répondre à votre attente. Si vous êtes une PME, vous n'avez aucune chance d'y parvenir.
Pour répondre à votre question, quelque soient les progrès qu'on a faits sur la voie d'un partenariat entre la recherche académique et la recherche industrielle, le grand problème aujourd'hui c'est celui des PME. Alors là aussi on fait beaucoup d'efforts, notamment à travers les incitations et les crédits d'impôt, mais il faut véritablement qu'on développe des systèmes qui amplifient ce mouvement.
Il y en a déjà un qu'on a lancé il y a deux ans qui est la labellisation « Carnot » consistant à créer des instituts « Carnot » sur le modèle des instituts « Fraunhofer » en Allemagne. C'est une organisation qui fait qu'on ouvre effectivement les portes des laboratoires à des entreprises pour un vrai partenariat. On a pris des laboratoires qui font de la bonne recherche fondamentale et on les a encouragés à consacrer une partie de leurs moyens à l'écoute et à la résolution de problèmes en commun avec les entreprises, à travers, non pas le paiement des contrats de recherche –pour cela il y a d'autres mécanismes tel que le crédit d'impôt recherche-, mais à travers la compensation des moyens qu'ils mettent dans ce partenariat. Ce qui revient d'ailleurs à renforcer leurs moyens de recherche fondamentale. Maintenant, on va passer à l'audit de ce système.