Lassaâd Ben Abdallah, Directeur du Centre Culturel International de Hammamet et du Festival International de Hammamet a eu une excellente idée en confiant à Taoufik Jebali le soin de réaliser un hommage à Ali Douagi à l'ouverture de la session 2009 du Festival International de Hammamet. Y ont collaboré des connaisseurs de l'œuvre et des péripéties de la vie de Ali Douagi, ses biographes Taoufik Baccar et Ezzeddine Madani, ceux-là même qui ont réuni, annoté et analysé l'ensemble de son œuvre. S'appuyant sur une idée concoctée par des dramaturges confirmés Ezzeddine Madani et Mohamed Raja Farhat, Taoufik Jebali a pu, grâce à toutes les complicités de cette pléiade de connaisseurs, nous sortir un florilège aspergé d'eau de fleurs d'oranger retraçant la vie tourmentée de Ali Douagi, avec ses moments forts et ses étapes douloureuses, et décortiquant les volets peu ou prou connus, voire inédits de son œuvre qui ont, il est vrai, débordé le cadre des quelques numéros parus de son journal As-Sourour. D'où le titre choisi par Taoufik Jebali pour son spectacle, car Jebali a fait sa propre lecture dramaturgique et en a tiré un manifeste qu'il a appelé «Manifestou As-Sourour» (Manifeste de la revue As-Sourour).
Il n'est point un manifeste du 18 brumaire et encore moins un manifeste des surréalistes d'André Breton. C'est le manifeste que Ali Douagi a légué à travers les «lilotes» dont pullulent ses écrits. Une fois les textes épars revisités, redistribués et recomposés T. Jebali nous sort, du labyrinthe douagien, à l'aide d'un fil d'Ariane, dont il a le secret, d'ailleurs, avec beaucoup moins de certitudes que d'interrogations qui régénèrent le fin fond de la pensée «douagienne». Du bouquet «douagien» il en a cueilli des fleurs et qu'il a choisis les moins fanées, par les temps modernes, les plus belles et encore marquées par leur splendeur éternelle et leur spleen farouche. Sans nous effaroucher pour autant il nous a balancé sur scène non sans emphase, du reste, une appétissante paupiette de tranches de vie, bien roulées et farcies, en hommage à Ali Douagi avec toute la plénitude de son art. C'est aussi un hommage non dénué de ses anfractuosités, même s'il tente souvent de les voiler. De même il nous initie à la dialectique du voile, comme l'avait bien brossé Jean Duvignaud. Voilées, dévoilées de nouveau voilées les femmes n'ont pas cure de se prêter à cette valse. Au point qu'elles en refilent la manie aux hommes dans un bal de pas de danse et de tours de passe-passe de prestidigitateur enveloppés de passe-montagnes. L'irruption des flots de comédiens tantôt féminins tantôt masculins sur scène, des multiples ouvertures des deux flancs de la scène en rond du théâtre de plein-air de Hammamet, comme du mur du fond de la scène ou des fenêtres dressées à l'autre extrémité et suspendues en béton telles que conçues, en 1964, par le créateur de ce théâtre le scénographe français René Allio, sont impressionnantes tellement sont-elles bien orchestrées et rondement cadencées. Un plaisir des yeux qui dilue la rigueur de la cogitation de l'esprit que nécessite, pour le public turlupiné sans cesse à recomposer les parties du puzzle ainsi étalé à ses yeux par les cloisonnements des récits qui se succèdent à une cadence effrénée devant un public médusé par tant de splendeurs, mais d'effroi aussi, des péripéties de la mort de Ali Douagi impitoyablement montrée sur scène en haut-le-corps. Un tressaillement qui a marqué non seulement la surprise du public mais aussi un frémissement voire un frisson. Mais l'on ne va pas reprocher au faiseur du spectacle cette peccadille voire cette tribulation. Chez les Grecs et les Elizabéthains la vision du cadavre sur une scène de théâtre était considérée d'un mauvais goût, Taoufik Jebali pris dans le tourbillon de la création de son univers théâtral n'a aucune fois été rebuté par la démultiplication des espaces scéniques dont regorgent le théâtre rond de Hammamet et les multiplicités d'effets de lumière qu'il offre qui vont des facettes du dispositif jusqu'aux effets de la lune sur la mer qui se répercutent spontanément sur les franges postérieures de la scène bien astiquées de chaux blanche. Des répercussions cachées parfois par des idées lumineuses du metteur en scène à chaque fois que les effets de lumière lunaire en contrepoint deviennent contreproductifs. Aussitôt Taoufik Jebali a recours à des subterfuges ou des innovations qui viennent enrichir le jeu des comédiens, les décors mobiles sur coulisse ou les écrans de théâtre d'ombres. Ainsi les comédiens jouent-ils leurs propres rôles en remplacement des figurines qu'utilisent les montreurs derrière leur écran-spectacle. Les fenêtres entrouvertes faites support en bétons et de transversales en bois ont servi aux déploiements des comédiens jouant des scénettes triangulaires intimes et mélodramatiques dont regorgent certains textes de Ali Douagi qui a combattu la condition discriminatoire où l'homme du début du XXe siècle empêtrait la femme. Taoufik Jebali a tout montré du talent de Douagi, il l'a encensé. Il s'est défendu de ressasser son infortune d'artiste qu'il a lui-même tant décriée. Il l'a libéré de tout ce qui l'attache à l'infortune présumée de l'artiste et de tous ceux qui se sont ligués contre lui, ceux qui lui ont confisqué sa liberté d'artiste. Ce cri strident du cœur Jebali l'a fait bien retentir dans les airs du théâtre en plein-air de Hammamet. Ce spectacle a été une réelle délectation grâce aussi à la musique «Salam» qui accompagné les chants grâce aux prouesses du groupe «Salamou alikoum» de Hatem Karoui et Néjib Rekik et de la présence sur fond de scène des musiciens pour exécuter les chansons, dont Douagi était parolier. Je voudrais saluer aussi la présence courageuse de Karima Oueslati, animatrice de Radio Tunis qui s'est prêtée dans cette pièce à jouer le rôle de la journaliste qui extorquait au malade qu'était Douagi à sa vie, ses dernières paroles de vivant, messages très forts de ce manifeste. Ce spectacle est une réelle délectation, un vrai régal, un plaisir des yeux et une matière fort riche d'inspiration et de réflexion. Bravo Tao!