Aujourd'hui, on vous assassine encore une fois, la nième fois, au moment où la Tunisie commémore le 60ème anniversaire de votre assassinat. Nous, différentes composantes du peuple tunisien, ce peuple que votre amour a toujours épanché et éduqué, nous vous prenons à témoin. La Tunisie, notre Tunisie, à laquelle vous avez donné votre sang et votre jeunesse, le sacrifice suprême d'un patriote, et de laquelle malheureusement nous offrons aujourd'hui une image sombre et poussiéreuse, à contre pied de tout ce que vous avez cultivé et nourri, glisse dans la gabegie, otage des crises et des épreuves de force. Le Tunisien s'endort et se réveille sur le même rêve meurtri et confisqué, respire le soufre de nos factices combats et de nos insidieux bras de fer. Nous n'avons rien appris de votre exemple et de votre message. Les signes avant coureurs de la guerre civile prolifèrent, des franges de la population tunisienne substituent la force au droit et élèvent la violence au rang d'argumentaire. Notre patrimoine d'ouverture, de modération et de dialogue est déraciné, bradé à la criée sur les étals de la politique et dans les bas-fonds de la république. Hier, sur la place Mohamed Ali, illustre modèle dont vous avez suivi le pas et valorisé les idées, des échauffourées que rien ne justifie en ce moment de commémoration et de recueillement, ont éclaté, ajoutant une nouvelle couche de terreur à ce climat délétère. Les accusations réciproques fusent de part et d'autre. Pour les uns, les rixes incombent à la milice de l'UGTT. Pour d'autres, notamment les syndicalistes, ce sont les “comités de protection de la révolution”, proches sinon inféodés au parti Ennahdha, qui ont déclenché les hostilités. Une guerre médiatique de tranchées, entre contradicteurs et détracteurs, vidéos et photos à l'appui, oppose les deux camps. A qui braille le plus, sur les plateaux TV et les ondes Radio, pour convaincre l'opinion publique de son point de vue et imputer ainsi la responsabilité première à l'autre partie. Quelle belle jambe de savoir quelle partie en est responsable quand nous en mesurons l'effet adverse et le coût social. Les facteurs de discorde sont plus marqués, la logique d'affrontement prend le pas sur la vertu de la concertation, le poing remplace le verbe et l'agression fait office de discours, l'unité nationale et la cohésion sociale, pour lesquelles vous avez longtemps milité, ne sont plus que les épluchures d'un fruit interdit. Chercher le coupable n'avance à rien sauf à aggraver le chaos et à souffler sur les foyers de l'incendie. Juste une question : Pourquoi l 'UGTT et Ennahdha ne sont-ils pas en mesure de maitriser leurs bases ? Parce que c'est de ça qu'il s'agit. Votre voix nous manque et votre sagesse nous fait défaut, nous n'avons plus de leaders de votre trempe ni de maitres à penser capables de nous montrer le droit chemin. Nous n'avons pas d'hommes d'Etat, visionnaires et fédérateurs, mais juste de frustes hommes politiques, naufragés de la dictature déchue, apprentis chefs rompus à l'art de la subversion et du lynchage, maitrisant beaucoup plus le crêpage de chignon que leur propre sujet. Des personnages ternes pour la plupart, excepté un noyau, sans épaisseur ni profondeur, qui ne trouvent leur verve que dans l'insulte et le rejet de l'autre, qui rivalisent de coups bas et de langage de bois, l'esprit ravagé par le pouvoir, qui se fauchent là où ils croient faucher. Nous avons le gouvernement que nous méritons, notre président multiplie les frasques et les caprices, notre front d'opposition n'est pas à la hauteur ni de votre taille ni de notre rêve, chaque pays est servi ou desservi par les hommes qu'il a produits, comme dit l'adage. Une mosaïque d'hommes que le trône déprave et que l'intérêt national exaspère. Farhat Hachad, réveillez-vous, juste le temps de rééduquer la meute, de nous réapprendre comment aimer le peuple et comment mourir debout pour lui. Juste le temps de nous prendre en main et de nous donner la main pour franchir nos lignes de clivage et nous guider dans cette ténébreuse croisée de chemin. Réveillez-vous, le peuple que vous avez tant aimé vous appelle pour le réconcilier avec soi-même, resserrer ses rangs et lui redonner goût à lutter pour la bonne cause et à souffrir pour construire et vaincre. Nous ne savons plus souffrir ni tolérer, nous avons oublié comment rompre le pain ou partager le rêve. Nous n'avons pas encore eu l'occasion de célébrer la révolution et de festoyer, une voile de peur et de menace nous en a empêchés, gâchant notre joie et obstruant notre vue. Peut-être que votre sourire nous redonne la force de rebondir et la foi en l'avenir. Peut-être que vos bras ouverts nous fédèrent et nous sauvent. Farhat Hachad, réveillez-vous, ils sont devenus fou, nous sommes devenus fous, tout part en vrille, la dictature nous a unis mais la démocratie nous divise, la révolution a fait ressortir de nos tripes le pire de nous-mêmes, nous craignons nos ombres et nous rejetons notre reflet au miroir, nous nous regardons de travers, en chiens de faïence, le visage défiant et le face à face toujours conflictuel, nous sommes laids à force de nous amocher le portrait . Revenez, prenez la place de ce père que nous nous tuons à chercher, juste le temps de mettre la tête sur votre épaule et de comprendre que c'est de notre faute si nous nous sentons orphelins, égarés sur la voie publique et qu'il n'appartient qu'à nous mêmes de nous retrouver, de reconquérir notre famille et d'honorer enfin notre mère, la Tunisie, que nous n'avons cessé de décevoir et de faire pleurer. Farhat Hachad, réveillez-vous ! Revenez juste le temps de nous faire entendre encore une fois, la dernière fois, votre cri de cœur “peuple, je vous aime”, peut-être que votre voix supplante notre vacarme et que votre ton ré-enfante notre hymne et que dans votre déclaration nous arrivions à rassembler nos mots épars et à reprendre à l'unisson le même refrain.