Une journée paradoxalement triste, plus ordinaire que jamais. Aucun souffle festif, aucun signe de célébration, on dirait que l'indépendance de la Tunisie ne mérite point qu'on daigne marquer son anniversaire et qu'on mette en tête d'affiche sa portée et sa symbolique. La mémoire individuelle et collective est aujourd'hui meurtrie, insurgée contre cette volonté d'en occulter et d'en éluder la charge historique, la dimension identificatoire et la signification nationale. Les braconniers de la mémoire étaient passés par là, sabres amnésiques à la main, volant au peuple tunisien sa fête et son souvenir, étouffant, peut-être sans s'en rendre compte, la voix outre-tombe des martyrs dont le sang bouille encore dans nos veines et arrose encore nos souches. Pourquoi tant de mépris ? Aucune manifestation officielle. Hormis une fruste cérémonie aux salons de Carthage, expédiée comme une formalité, rien à se mettre sous la dent. On dirait que cette journée a été l'occasion d'un règlement de compte avec l'histoire, une manière de rattraper l'histoire, avec l'illusion d'en altérer le sens et d'en détourner la trajectoire. Notre histoire moderne est-elle à ce point honnie ? Vouloir dissimuler l'histoire derrière des écrans de fumée aurait-il des vertus thérapeutiques pour ceux qui en nourrissent de fâcheux complexes, qui n'en acceptent pas le type de parcours, qui s'évertuent, sans parvenir pour autant, à en fuir l'ombre. La fête de l'indépendance est propriété de tous les tunisiens, quels qu'en soient le courant de pensée, la catégorie sociale et la provenance régionale. Une date à laquelle tout un peuple s'identifie et puise l'orgueil d'avancer sans rompre avec son passé. Une source de fierté et un motif d'appartenance et non un vecteur de sédition ou une ligne de fracture. Malheureusement, certaines factions tunisiennes n'hésitent pas une seconde à fêter à grandes pompes ce qui divise et font la fine bouche quand il s'agit de moments d'unir et de ressouder. Pour ces gens-là, la patrie ne compte pas, le drapeau national n'est rien d'autre qu'un grossier tissu et l'hymne national est une clameur hérétique. Ces gens-là, coincés dans leur égocentrisme idéologique et partisan, sur fond de doctrine supranationale, ne croient point à la Tunisie, s'en foutent même, leur loyauté étant ailleurs. Pour ces gens- là, la Tunisie, avec sa culture, son patrimoine, son histoire, n'est pas un arbre en soi mais juste la branche d'un tout autre arbre dans les racines sont ailleurs. Bref, la Tunisie n'est pas un pays mais une province, les tunisiens non des citoyens mais juste des sujets. Il semble que, dans certains esprits chagrins, aigris et tourmentés, toute fête nationale est réductible à la personnalité de Bourguiba, et à ce titre, s'empressent à ostraciser toute manifestation commémorative. Cette étroite et directe association est un prisme déformant qui leur bouche la vision et les contraint à faire le vide. Ils haïssent à ce point Bourguiba qu'ils n'éprouvent aucun scrupule à confondre les genres et à faire dans l'amalgame. Ils ne cessent de ferrailler contre l'héritage de Bourguiba, de défigurer son itinéraire et de réduire en peau de chagrin son œuvre, se démenant à diluer sinon à effacer toute trace du « combattant suprême ». Entreprise pourtant vouée au cinglant échec. Même une fête nationale, moment supposé fondateur et fédérateur par excellence que toute la Tunisie a pris l'habitude d'honorer avec ferveur et gratitude, a été confisquée juste brimer l'image de Bourguiba. Même de sa tombe, il les empêche de dormir et de réfléchir. Est-ce fortuit que, sur la même lancée, le président de la république ait omis sciemment de citer une orpheline fois Bourguiba. Un grincheux grand écart, un piètre exercice de style, une blafarde figure de rhétorique, dont Moncef Marzouki est passé grand maitre. Tant d'acrobaties oratoires et d'annonces sélectives et non moins narcissiques juste pour convaincre, en vain du reste, ou plutôt s'en convaincre, qu'il n'y a aucun rapport entre l'indépendance et Bourguiba. Autant dire qu'il n'y a guère de rapport entre la poule et l'œuf. Je plains ceux qui aujourd'hui crachent sur Bourguiba, ils ne savent pas qu'ils crachent sur toute la Tunisie. Et malgré toute leur œuvre de destruction, le « despote éclairé » restera bien droit sur le piédestal de la nation. Suintant les mêmes relents d'exclusion, le Gouvernement, dans ses petits souliers, a également dégagé en touche. La Troïka, menée au doigt et à l'œil par le parti Ennahdha fêterait bien, tambour battant, la journée mondiale du persil mais ne remue pas un sourcil pour la fête de l'indépendance. Au même titre, on dirait qu'un mot d'ordre de boycott ait été passé, des pans entiers de la classe politique et de la société civile ont brillé par leur absence. Quand à Paris, pour marquer la fête de l'indépendance de la Tunisie, français et tunisiens, dans un moment d'effusion, rendent hommage à Habib Bourguiba, inaugurent l'Esplanade dédiée portant son nom et y dévoilent son buste, ici, à Tunis, on tente de consacrer l'oubli, de tourner le dos à notre passé, de banaliser sinon dépraver l'histoire, de donner au devoir de mémoire l'épaisseur d'un cache-misère, de passer sous silence ce que le bon peuple chante à tue-tête. En conclusion, autant paraphraser Charles-Maurice de Talleyrand « On peutvioler la mémoire sans qu'elle crie« . Un proverbe chinois assenait : « On mesure les tours par leur ombre, les grands hommes par leurs envieux « . A bon entendeur !