Du jamais vu. La fête de l'Indépendance passe presque inaperçue sous nos cieux. Pas d'évocation officielle, ou presque; ni de célébration officielle, ou presque. L'establishment est dans une attitude plutôt molle et léthargique. Le rapport des responsables officiels à l'histoire est alambiqué et tordu. Certains ne croient pas à l'Indépendance ni à la République. Ils sont plutôt mus par des sentiments oscillant entre l'esprit de revanche et les règlements de comptes. Au fond de tout cela, le personnage de Bourguiba. Un homme emblématique. Leader du mouvement de libération nationale, bâtisseur de l'Etat moderne et de la République, père de la nation et libérateur de la femme, il ne cesse d'interpeller. Et d'en imposer. Disparu depuis treize ans, écarté du pouvoir depuis 25 ans, Bourguiba demeure encombrant pour ses irréductibles adversaires. Il gêne. Même inhumé, sa stature est gigantesque. Il empêche de rayonner. Il fait toujours de l'ombre. Ce n'était guère le modèle du démocrate. Les hommes charismatiques le sont rarement. Mais ce n'en fut pas moins l'un des grands du panthéon de l'Histoire universelle. Ses ennemis le savent. Ils sont courts. Se sentent à l'étroit, rien qu'à évoquer son souvenir. La plupart d'entre eux sont pourtant les enfants de la République de Bourguiba. Ils ont profité du système éducatif instauré par Bourguiba. Leur ascension sociale, même dans les marges, est corollaire des enjeux et dynamiques de la République. Et Bourguiba était précisément le premier président de la République tunisienne. Même si son règne a été à bien des égards semblable à celui d'un despote éclairé. N'empêche. Il y a des fondamentaux. L'Indépendance est un fait unique dans l'histoire de la Tunisie. Bourguiba avait réussi là où Jugurtha avait failli, à deux millénaires d'intervalle. L'indépendance de la Tunisie a de tout temps été un objectif majeur des Tunisiens à travers les âges. De tout temps, les grandes puissances impériales ont occupé la Tunisie. Et de tout temps, les Tunisiens ont défendu le pays bec et ongles. Considérée sous cet angle, l'indépendance acquise de haute lutte le 20 mars 1956 constitue un événement historique majeur. Sous d'autres cieux, les protagonistes guerroient en vue de la captation d'héritage. Chacun veut s'approprier les hauts faits de l'histoire commune, s'y apparenter, s'y ressourcer. Chez nous, c'est tout le contraire. On veut escamoter l'histoire, l'effacer de la mémoire collective, en banaliser des séquences prestigieuses. A cet égard, deux mouvances principales se distinguent par cette approche de l'histoire tantôt sélective tantôt éradicatrice : les islamistes et les nationalistes du CPR. Ce qui n'exclut point les interférences entre les deux. Les dirigeants de ces deux mouvances vouent une haine viscérale à tout ce qui se rapporte à Bourguiba. Au point d'être tentés, le plus souvent, de jeter le bébé avec l'eau du bain. Ils en sont arrivés à instrumentaliser a posteriori le sanglant conflit Bourguiba-Ben Youssef à seule fin de présenter Bourguiba sous un jour sinistre et repoussant. Pourtant, Salah Ben Youssef était un dirigeant destourien accompli, ni nationaliste et encore moins islamiste. L'indépendance et la République en bavent tant dans l'imaginaire, l'action ou l'inconscient desdits dirigeants. Cela explique que la fête de l'Indépendance fasse l'objet de ce quasi-mutisme évident. Il s'agit d'une conspiration du silence. On élude, on étouffe, on fait fi. Comme celui qui ment par omission. Le gouvernement des lendemains de la révolution divise le peuple. Certains n'ont de cesse de cultiver l'animosité et la haine rétroactive, caressent dans le sens du poil. Pourtant, des millions de Tunisiens, toutes générations confondues, vouent un grand attachement à l'Indépendance, à sa signification, aux valeurs qu'elle véhicule. Encore une fois, le pays réel et le pays légal semblent on ne peut plus séparés, voire opposés.