Voilà bien un titre qui donne l'allure d'un alexandrin et sur lequel on pourrait broder une chanson, la chanson du désenchantement. En fait, celle-ci est partout entonnée et de différentes façons allant du silence le plus éloquent au cri le plus assourdissant. Au résumé, une déception caractérisée et presque généralisée à l'égard de la plupart de nos politiciens. Un ami m'a dit récemment : « J'ai renoncé à suivre les réseaux sociaux, les journaux et les plateaux des médias ; dès qu'on parle de politique autour de moi, je déserte les lieux et je vais ailleurs. C'est révoltant à la fin, à chaque pas ça se complique et, au lieu de chercher un consensus, même relatif et partiel, pour aller de l'avant dans la tentative de sortir le pays de la crise, on nous offre un spectacle débile d'apprentis politiques à tout âge ! A ce rythme, moi l'un des pires ennemis d'Ennahdha, je vais peut-être finir par faire la prière derrière Rached Ghannouchi ! » Cette attitude, venant d'un intellectuel, a de quoi pousser à la question et susciter des inquiétudes. Peut-être le mal est-il endémique chez le citoyen tunisien ? Peut-être n'y a-t-il pas de mal du tout et, au contraire, y a-t-il le signe évident d'un bien-être latent dans le cheminement normal sur la voie de la démocratie rêvée ? C'est dire qu'il conviendrait de relativiser les choses dans la juste logique de la dialectique des idées et de l'interaction des contraires, inhérente à tout principe de vie et de progrès. Pour rester dans le seul cadre de l'événementiel politique, force est de remarquer que ce qui se fait et ce qui se dit ces derniers temps semble porter, particulièrement, sur la place à donner à Ennanhdha dans l'intérêt citoyen et sur la nature des rapports à entretenir avec ce mouvement de plus en plus déterminant dans la conduite politique du pays et encore très peu rassurant quant à son implication franche et sincère dans la dynamique de la vie civile sans la mainmise de l'idéologie islamiste. La crise du gouvernement vient de là, celle de Nidda Tounès aussi, et par conséquent les problèmes liés à la gouvernance de la Tunisie dans la perspective annoncée de la transition démocratique. De fait, au-delà des conflits personnalisés où les individus sont mus par des plans de carrière, par des sentiments de proximité ou d'animosité, en gros, au-delà de tout ce qui serait de l'ordre de l'anecdotique, le vrai enjeu, c'est la gestion appropriée de la contradiction fondamentale entre deux projets civilisationnels pour la Tunisie : l'un passéiste, représenté par l'impératif du référentiel religieux et par la configuration islamiste, l'autre moderniste, représenté par l'intelligence du référentiel philosophique progressiste et par la configuration démocratique de l'Etat civil. L'un « Frériste » et l'autre « Bourguibien ». Et la grande question, aujourd'hui en Tunisie, concerne la possibilité ou non de compatibilité de ces deux projets et de leur capacité, en bonne démocratie, à travailler ensemble dans l'intérêt du pays et de sa société. Ce qui s'est passé après le 14 janvier 2011, c'est un attachement des partisans de chaque projet à leurs principes premiers et à leurs slogans de base, amenant ainsi un refus idéologique réciproque. Une vraie campagne de diabolisation mutuelle s'en est suivie, débouchant sur la création de Nidaa Tounès comme principal contrepoids d'Ennahdha. Au centre du conflit, la représentation de l'image de Bourguiba qui restait pour les uns, et par son héritier reconnu Béji Caïd Essebsi, « fondateur de la Tunisie moderne », pour les autres, et par son ennemi juré Rached Ghannouchi, « un vrai mécréant et un rival non seulement à battre, mais à abattre ». Avec le temps et la confirmation des deux clans comme les principaux pôles de l'antagonisme duel et de l'équivalence approximative du poids de chacun dans l'équilibre politique du pays, chacun des deux mouvements politiques a commencé à engager une dynamique de rapprochement avec l'autre, pour réduire les tensions, et en même temps, dans chacun de ces mouvements apparaissaient les signes d'une scission interne où les inconditionnels de la nature inconciliable des rapports entre les deux partis se séparaient petit à petit des défenseurs du principe de la compatibilité et de la coopération dans le partenariat de la gouvernance, ces derniers étant forts de l'argument des résultats du vote législatif de 2014. C'est cette dynamique qui résume le conflit à l'intérieur de Nidaa Tounès, un conflit qui représente, au fond, l'essentiel du pari ou du défi, civilisationnels, qui sont en jeu dans l'évolution de la société tunisienne. Pour quelle Tunisie travaillera-t-on et militera-t-on ? Celle cristallisée sur cet antagonisme inconciliable, au déni de tout sens du progrès et du changement ! Ou celle inscrite dans la logique de l'évolution et de la souplesse et permettant la coexistence des différences les plus radicales pour le vivre-ensemble des citoyennetés les plus variées ! Un vrai triangle oedipien est à l'œuvre dans ce profond tiraillement entre trois icônes : Béji Caïd Essebsi, Rached Ghannouchi et Mohsen Marzouk, chacun avec ses repères, sa stratégie et son armée de militants. L'image de la Tunisie de demain sera sans doute marquée du sceau de cette épreuve de force tripartite et de sa conclusion.