Chaque fois qu'il y a crise, on retrouve la gouvernance d'entreprise. L'effervescence remonte d'un cran et les connaisseurs et autres spécialistes' se bousculent pour donner leurs avis et proposer leurs approches infaillibles' et indiscutables' pour présenter une sortie de crise digne des productions hollywoodiennes. Cependant, une fois la vague de l'enthousiasme et de l'opportunisme dépassée, les ardeurs se calment et le sujet est enterré. Le travail des chercheurs et des académiciens de la gouvernance d'entreprise s'est toujours axé sur le volet global, les secteurs de recherche, d'investigation et d'analyse sont toujours les mêmes. Certains secteurs sont systématiquement occultés, ignorés ou même oubliés, en dépit de leur apport indéniable pour l'économie nationale. On peut citer le tourisme et le sport. Pourquoi les regards sont toujours tournés vers l'industrie et les banques? En cette fin d'année 2011, la première tranche du méga-projet, Tunis Sport City, du groupe émirati Boukhatir aurait dû voir le jour, et la fin du projet était prévue pour 2014. L'apport de ce projet économico-sportif en termes d'employabilité et de création de richesse est des plus significatifs. Néanmoins, ce projet pourrait ne jamais avoir le jour, en raison d'une conjoncture économique des plus fragiles, et peut être aussi suite à certains différends avec l'ancien régime! La naissance de ce projet aurait mis à nu les carences managériales et de gouvernance dans le domaine sportif en Tunisie. Elle aurait démontré sans équivoque que la Tunisie ne disposait pas de moyens humains adéquats pour relever le défi de l'employabilité, et au lieu d'employer les diplômés tunisiens, ils auraient eu recours à des étrangers. En effet, ce projet devait voir naître des entreprises spécialisées dans le domaine du sport, des académies de football, et des hôtels de très haut standing. Aurions-nous disposé du personnel adéquat et de cadres spécialistes en management des organisations sportives? Aux dernières nouvelles, ce projet pourrait reprendre prochainement. Le marché mondial de tous les biens et services sportifs se chiffre à environ 600 milliards d'euros, estime Wladimir Andreff de l'université de Paris I, dont 250 milliards pour le football, 150 milliards pour les articles de sport et 60 milliards pour les droits de retransmission télévisée d'événements sportifs. En France, le poids de l'économie du sport en 2005 est évalué à 30,4 milliards d'euros, soit 1,77% du PIB, et dans la plupart des pays développés il s'établit entre 1,5% et 2% du PIB. Des clubs comme le Real Madrid ou Manchester United sont de véritables multinationales, dotées d'actionnaires puissants, veillant sur leurs produits dérivés et organisant leurs supporters. Le sport devient aussi un enjeu diplomatique et géopolitique, comme nous le rappellent les Jeux Olympiques de Pékin. Le coût d'investissement des Jeux Olympiques de Pékin est d'environ 36 milliards d'euros, celui de la Coupe du Monde de football 2006 est de 6 milliards d'euros. Le rayonnement international d'un peuple passe ainsi, de plus en plus, par les résultats sportifs de ses athlètes et de ses équipes nationales. Organiser des manifestations sportives n'est plus du seul ressort des sportifs. Les transformations qu'a connues le sport font qu'il ne s'agit plus d'une simple activité physique ou de loisir, mais d'un véritable moteur d'insertion sociale et de développement pour certains pays. Miser sur le sport, c'est miser sur l'amélioration de la notoriété d'une nation, c'est aussi contribuer à son essor économique. On parle aujourd'hui de tourisme sportif (le golf, la chasse, la plongé, etc.), ou de manifestation sportive à caractère touristique (formule 1, Tournoi de Tennis, etc.). Rolland Garros ou le tour de France de cyclisme ne sont plus considérés comme de simples évènements sportifs, ce sont de véritables machines à sous. En Tunisie, il n'y a point de statistiques officielles. Certains diront «quels rapports avec la gouvernance d'entreprise?». La gouvernance d'entreprise n'est elle pas celle qui désigne l'ensemble des mesures, des règles, des organes de décision, d'information et de surveillance qui permettent d'assurer le bon fonctionnement et le contrôle d'un Etat, d'une institution ou d'une organisation, qu'elle soit publique ou privée, régionale, nationale ou internationale. N'a-t-elle pas pour but de fournir l'orientation stratégique, de s'assurer que les objectifs sont atteints, que les risques sont gérés comme il faut et que les ressources sont utilisées dans un esprit responsable? Ne veille-t-elle pas en priorité au respect des intérêts des "ayants droits" (citoyens, pouvoirs publics, partenaires, actionnaires, etc.) et à faire en sorte que leurs voix soient entendues dans la conduite des affaires? Dans un rapport sur la compétitivité du football français, publié fin 2008, Eric Besson pointait les lacunes des clubs en matière de gouvernance. «Les clubs français sont peu enclins à la transparence et communiquent peu sur leur stratégie, leur positionnement ou la définition des responsabilités au sein de leur management», écrit-il. Des progrès sérieux ont pourtant été menés depuis quelques années. Ainsi, quand le rapport Besson prône l'adoption d'un «code de bonne gouvernance», Philippe Piola, ancien directeur général de l'OM, qui se penche chaque année sur l'économie du football dans l'étude Finance et Perspectives', estime quant à lui qu'on retrouve dans les clubs professionnels «les mêmes problèmes que partout ailleurs» mais amplifiés par les médias. Toute définition de la gouvernance d'entreprise se ramène au dirigeant, qui se trouve au centre de toute décision, au centre de toute stratégie, de toute réussite et de toute dérive. Ce sont les dirigeants qui font la pluie et le beau temps. Or évoquer les dirigeants ne peut se faire sans évoquer leurs compétences, leurs connaissances et leurs aptitudes. Disposons-nous de dirigeants qualifiés et spécialistes en management du sport? Il y a quelques années, une maîtrise en Administration et Gestion de Sport est délivrée à l'ISSEP de Ksar Saïd. En dépit de toutes les lacunes de cette formation, 5 promotions de spécialistes' en gestion de sport ont vu le jour. Mais au lieu de renforcer cette formation, de palier ses lacunes et d'améliorer le contenu des matières dispensées, et de profiter de cette bonne graine de nouveaux cadres pour instaurer une véritable révolution dans les différentes organisations sportives, les ministères de l'Enseignement supérieur et du Sport y ont mis fin. Et ses lauréats bataillent durs pour avoir les postes qui leur sont dus. Après le 14 janvier, les choses semblent s'améliorer, en attendant la confirmation ! En dépit du poids économique du sport, tant à l'échelle nationale qu'à l'échelle internationale, il reste en Tunisie- marginalisé, ignoré, rabaissé et assimilé simplement à une source de détente et de divertissement. La professionnalisation du sport en Tunisie ne s'est pas accompagnée par une professionnalisation des structures dirigeantes, elle est restée tributaire de sportifs sans dispositions managériales aucunes. En dépit de l'absence de statistiques officielles, il est certain qu'il y a énormément d'argent engagé dans le sport en Tunisie. Ces sommes faramineuses engagées dans le sport n'exigent-elles pas des mécanismes de contrôle et d'évaluations? N'exigent-elles pas une certaine transparence et beaucoup de clarté? Et c'est exactement le rôle de la gouvernance d'entreprise. Laisser le management du sport aux seuls sportifs ne peut que lui nuire. On ne peut confier la finance, la comptabilité, la stratégie, la gestion des ressources et des emplois, à des gens qui n'en ont jamais entendu parler. C'est ainsi qu'il est primordial de voir les spécialistes de la gouvernance d'entreprise, les académiciens et autres hommes d'affaires, mettre les mains dans la pâte' et s'occuper de ce secteur si rentable. L'engagement des différentes parties prenantes dans le sport passerait par une révision globale des différents mécanismes régissant ce domaine, les différents intervenants et une délimitation stricte des fonctions et des rôles y afférant à chaque partie. La cacophonie qui régit le monde du sport exige une refonte des structures et des mentalités. Pour cela, il est important que les sportifs s'occupent de sport, les juristes s'occupent de législation, les administrateurs d'administrations, les financiers de finance, etc. Pourquoi ne pas benchmarker' des expériences réussies en France, en Belgique ou encore en Espagne. S'inspirer des études menées en Europe comme celles de Thierry Zinzt qui a travaillé sur la gouvernance des fédérations sportives belges et a proposé un cadre d'analyse et d'action, ou encore Emmanuel Bayle qui a travaillé sur la gouvernance des organisations sportives, notamment les fédérations, et y a déterminé les différents modes de gouvernance Tout ceci ne peut que jeter les bases d'un travail sérieux et de fond; et aux conséquences prometteuses. Le domaine du sport constitue un terrain fertile pour explorer les différentes visions de la gouvernance: expliquer l'enracinement et l'opportunisme des dirigeants des clubs, donner une autre lecture et approche du fonctionnement des bureaux fédéraux, analyser la rémunération des dirigeants des instances sportives sont autant de sujets jamais traités dans le contexte de la gouvernance des organisations sportives. Le monde du sport en Tunisie est un monde recroquevillé sur lui-même. Les professionnels du management sont peu nombreux, les bénévoles bien que nombreux et faisant partie pour leur majorité du monde des affaires et de la gestion, oublient vite la rigueur managériale et les règles de base d'une gestion cohérente et efficace et plongent dans une sorte d'euphorie propre aux sportifs. Ils sombrent alors dans les sphères de l'endettement et de la gestion approximative. Les conflits s'en suivent et les problèmes s'accentuent, et le climat de sérénité laisse la place à un climat malsain où doute et accusations réciproques de mauvaises performances s'installent dans l'organisation sportive. Deux faits marquants et contradictoires caractérisent le monde du sport: une longévité hors du commun pour certains membres fédéraux et autres responsables sportifs et un turnover important pour certaines responsabilités. Le monde académique apporterait une incontestable rigueur scientifique pour identifier les lacunes d'un univers en perpétuelle évolution et proposer les solutions adéquates pour y remédier, en concertation approfondie avec les différentes parties prenantes du monde du sport. À défaut de changements venant de l'intérieur des organisations sportives, le changement devrait venir de l'extérieur. L'Espérance Sportive de Tunis a déjà commencé ce travail, bien avant le 14 janvier, en faisant appel à des académiciens, pour mettre en place les jalons d'un club professionnel, structuré et organisé à l'horizon de 2019. Les efforts de ce club resteront vains si une révolution générale ne frappe pas le monde du sport. L'Espérance Sportive de Tunis dépend du milieu dans lequel elle évolue. Les efforts des uns et des autres, avec la dépolitisation du sport, ne peuvent qu'être bénéfiques pour ce secteur, ô combien important.