Fortes tensions en Tunisie après le discours du président de la République, dimanche 25 juillet, date de la Fête de la République, dans lequel il annonce le gel de l'assemblée, la levée de l'immunité parlementaire, le limogeage du chef du gouvernement et la direction du parquet. Dans la foulée, le président de la République a chargé le directeur de sa garde présidentielle de diriger le ministère de l'Intérieur. Dans la foulée également, le président a demandé à l'armée d'occuper le siège de l'assemble et d'en interdire l'accès à toute personne. Tard dans la nuit, vers deux heures du matin, le président de l'assemblée, l'islamiste Rached Ghannouchi, s'est rendu au parlement accompagné de sa vice-présidente Samira Chaouachi et de plusieurs députés islamistes d'Al Karama et d'Ennahdha, tentant d'accéder à son bureau. Face au refus net de l'armée de le laisser entrer, il a accusé le président de la République d'avoir intenté un coup d'Etat. Ce qu'a fait Kaïs Saïed est-il légal ? Pour justifier ses décisions, le président de la République a évoqué l'article 80 de la Constitution qui dispose : « En cas de péril imminent menaçant l'intégrité nationale, la sécurité ou l'indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures qu'impose l'état d'exception ». Bien qu'empreintes de légalité, les décisions du président de la République demeurent contraires à la Constitution et à ce même article 80 qui dispose dans son deuxième paragraphe de ce qui suit : « Durant cette période, l'Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de session permanente. Dans cette situation, le président de la République ne peut dissoudre l'Assemblée des représentants du peuple et il ne peut être présenté de motion de censure contre le gouvernement. » Le même article oblige, par ailleurs, le président de la République, à consulter le président du parlement et le chef du gouvernement avant de prendre ses décisions. Le président a bel et bien contacté le président de l'assemblée et le chef du gouvernement, mais il ne leur a pas parlé de ses décisions. Cet article 80 ne l'autorise donc pas à geler l'assemblée, à lever l'immunité de ses députés et ne l'autorise pas non plus à limoger le gouvernement. Pire, il n'a absolument aucun droit de diriger le parquet et ce pour la simple raison que la constitution l'oblige à respecter la séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Il y a donc clairement violation de la constitution de la part du président dont l'acte s'apparente à un coup d'Etat.
En dépit de tout ce qui précède, plusieurs villes tunisiennes ont vécu des scènes de liesse populaire, juste après le discours du président de la République. Qu'importe que ce soit un coup d'Etat ou pas, les Tunisiens étaient ravis des décisions du président jugées salvatrices. Un peu partout, on a entendu des youyous et des klaxons, on entonnait l'hymne national et on injuriait le chef du gouvernement et les islamistes. Si les Tunisiens sont ravis des décisions de leur président, c'est qu'il y a bien une raison et c'est loin d'être l'unique différend idéologique avec les islamistes qui justifie leur acte spontané tard dans la nuit, en plein couvre-feu et confinement obligatoire. Ce qui justifie la sortie des Tunisiens et ce qui a motivé les décisions du président est la situation désastreuse que le pays a atteint. Le bilan covid-19 est désastreux et le pays vient de dépasser la barre symbolique des deux cents morts par jour. Le gouvernement est devenu une chambre d'enregistrement des décisions des islamistes d'Ennahdha. La situation économique s'est gravement empirée ces derniers temps, tout comme l'endettement du pays, et, malgré cela, les islamistes réclament de suite des indemnisations pour leur militantisme sous l'ancien régime. On ne compte plus les députés qui violent la loi au quotidien sans qu'il n'y ait aucun recours judiciaire possible, puisqu'ils se protègent avec leur immunité. On en est arrivé jusqu'aux agressions physiques sous l'hémicycle de l'assemblée, sans que le parquet ne réagisse. On ne compte pas également le nombre de députés condamnés bel et bien par la justice, mais qui réussissent à échapper à la case prison grâce à leur immunité.
Tout au long des dernières années, les islamistes ont réussi à infiltrer tous les rouages de l'administration et de la justice. Le comité de défense des deux martyrs Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd accuse clairement l'ancien procureur Béchir Akremi d'avoir étouffé quelque 6268 dossiers terroristes. Malgré le scandale et malgré les dénonciations du comité et de plusieurs défenseurs des Droits en Tunisie et à l'étranger, Béchir Akremi continue à jouir de sa liberté. Après plusieurs semaines de harcèlement médiatique, ce n'est que dernièrement que le Conseil de l'ordre judiciaire a décidé de le suspendre de ses fonctions et de transférer son dossier au parquet. Il y traine encore depuis le 13 juillet. Outre le financement occulte de leur parti, les relations douteuses qu'ils nouent avec des pays étrangers (notamment la Turquie), les islamistes ont également réussi à infiltrer le monde des affaires où ils ont noué de juteux business, pas toujours dans la légalité. Les passe-droits dont on les accable sont bien nombreux. Et en matière de népotisme, ils sont champions. On en est jusqu'à voir une de leur députée aller se faire vacciner sans respecter la procédure ordinaire et la longue file d'attente. Sur le plan strictement politique, les islamistes ont brillé ces quinze derniers mois par leur opportunisme. Ainsi de leur alliance avec le parti Qalb Tounes qui était considéré, par eux-mêmes jusqu'à la veille des élections, comme le parti de la corruption par excellence. Pour des raisons de politique politicienne et pour obtenir une majorité parlementaire, les islamistes sont devenus les meilleurs amis du monde avec le parti de Nabil Karoui. C'est une relation gagnant-gagnant : Qalb Tounes vote pour les islamistes pour qu'ils obtiennent la présidence du parlement et, en retour, les islamistes votent pour lui pour lui offrir la vice-présidence. Résultat des courses, Samira Chaouachi est « élue » vice-présidente et est devenue, très rapidement, la marionnette des islamistes. Toujours en politique, les islamistes d'Ennahdha ont noué une alliance avec le parti islamiste radical d'Al Karama, dirigé par Seïf Eddine Makhlouf. On ne compte plus les agressions verbales et physiques de ce dernier sous l'hémicycle même de l'assemblée. Tout le monde y passe : députés de l'opposition, forces de l'ordre, agents des polices des frontières, magistrats. Malgré cela, Makhlouf n'a jamais été inquiété, fort de la protection que lui offre Rached Ghannouchi. Le même Rached Ghannouchi s'est adjoint les services du dernier secrétaire général du RCD, Mohamed Ghariani, en guise de conseiller politique à l'ARP.
Ce népotisme, cette corruption, ce banditisme, cette impunité, ont tous été dénoncés par les partis politiques, par les ONG et par les médias, tout au long des derniers mois. Le président de la République, lui-même, a averti plus d'une fois le président du parlement sur ces abus et cette corruption endémique qui frappe les députés. Il a également maintes fois averti qu'il allait réagir. Ennahdha était au courant que le président de la République était en train de préparer un coup d'Etat et c'est l'une de ses marionnettes qui a fait fuiter, sur les réseaux sociaux, un document faisant part de ce projet supposé être préparé au palais de Carthage. Pour Kaïs Saïed, trop c'est trop. Il l'a clairement dit dans son intervention du dimanche 25 juillet. Il lui fallait de prendre une décision et c'était cet article 80. Un coup d'Etat ? Peut-être, mais il a estimé qu'il n'avait pas d'autre choix, car cette constitution ne lui offre aucun autre choix.
Les démocrates pourront arguer qu'en aucun cas on ne devrait recourir à cette solution extrême du putsch. Attayar et Qalb Tounes ont été les premiers à réagir pour dénoncer cet abus présidentiel. Soit. Mais que fallait-il faire pour mettre le holà à l'hégémonie des islamistes, leur banditisme, leur népotisme, leur corruption, leur mépris des lois du pays et de sa justice ? Il fallait faire quelque chose, et à défaut de pouvoir dissoudre l'assemblée et de convoquer de nouvelles élections (la constitution ne prévoit pas cela), Kaïs Saïed a choisi une solution médiane. Elle est mauvaise ? Oui, pour les démocrates, cela ne fait aucun doute. C'est la meilleure solution, répliquent avec une grande joie les Tunisiens sortis hier en masse applaudir leur président. Sans les islamistes et leur arrogance légendaire, jamais le président de la République n'aurait eu recours à ce coup d'Etat. C'était une suite logique de ce qui se passe dans le pays depuis les élections de 2019.