Rached Ghannouchi convoqué devant le juge d'instruction dans l'affaire de l'appareil secret d'Ennahdha. Rached Ghannouchi interdit de voyage. Quand on est anti-islamiste, il y a de quoi se réjouir après une pareille information. Cela fait des années que nous attendions une telle nouvelle. Cela fait un bail qu'on a désespéré de voir les islamistes prendre le chemin des palais de justice pour répondre de leurs actes. C'était une des premières choses qu'on attendait après le putsch du 25-Juillet. Il vaut mieux tard que jamais, diriez-vous ? Oui. Mais il ne faut pas se réjouir trop vite. Cette histoire d'interdiction de voyage de M. Ghannouchi ne tourne pas rond et suscite des interrogations. Si Kaïs Saïed voulait arrêter les islamistes, il l'aurait fait depuis son putsch du 25-Juillet. Pourquoi avoir attendu dix mois, alors qu'il y a des dizaines de dossiers les accablant ?
Le président de la République est de plus en plus isolé, aussi bien sur le plan national qu'international. Pour cette semaine, il a essuyé trois revers qui l'ont fortement perturbé le poussant à chercher une diversion pour regagner en popularité. L'UGTT lui a publiquement dit non à son projet de Constitution et de participation à la commission consultative pour une nouvelle République. Il sait pertinemment que la centrale syndicale a une forte capacité de nuisance et qu'il lui sera difficile de réussir son projet sans elle. Il lui faut une grande adhésion du peuple. Après le revers des syndicalistes, il a essuyé celui des Doyens d'universités de droit et de sciences politiques. Qu'à cela ne tienne, il a joué la fuite en avant en envoyant balader tout le monde. Malgré le refus net, il a quand même publié un décret nommant les réfractaires dans la commission consultative. Dernier revers, synonyme d'une grosse claque, le président algérien Abdelmajid Tebboun déclare que l'Algérie est prête à aider la Tunisie pour un retour sur la voie démocratique. Théoriquement, il devrait être groggy après cela. Il lui faut obligatoirement une diversion pour détourner l'attention de l'opinion publique. Il convoque immédiatement les ministres de la Justice et de l'Intérieur. Officiellement, il leur parle de généralités. Mais comme par hasard, dès le lendemain, les médias relaient l'information de l'interdiction de voyage de Rached Ghannouchi, ainsi que toutes les personnes impliquées dans l'affaire de l'appareil secret d'Ennahdha. En notre qualité de média, on sait qui nous donne ce genre d'informations et pour quelle raison. Business News figure parmi les tous premiers médias à l'avoir relayée. Théoriquement, le juge chargé de l'affaire devait informer le prévenu ou, à la limite, son avocat de cette mesure. Or Rached Ghannouchi a appris l'information de son interdiction de voyage dans les médias. La preuve est que son assesseur Maher Medhioub s'est précipité pour la démentir avant de se rétracter plus tard. Le fait que l'information de l'interdiction paraisse d'abord dans les médias, qu'elle survienne le lendemain de la convocation de la ministre de la Justice par le président, le lendemain de la déclaration du président algérien et trois jours après les claques envoyées par l'UGTT et les doyens, n'est pas du tout un hasard de calendrier. Il faut être naïf pour croire qu'il y a un hasard dans la politique.
Clairement, sans l'ombre d'un doute, Kaïs Saïed est derrière cette mesure frappant Rached Ghannouchi. L'affaire de l'appareil secret traîne depuis 2014, il est impensable que le juge la traitant ait décidé des mesures spectaculaires en ce moment précis où le président de la République essuie une véritable déconfiture. Kaïs Saïed a besoin de regagner en popularité aux yeux des Tunisiens, mais aussi aux yeux de certains partenaires étrangers. Qu'y a-t-il de mieux que de présenter le président des islamistes comme offrande ? Cela fait dix mois que Kaïs Saïed a effectué son putsch et cela fait dix mois que les islamistes sont ménagés de toute poursuite judiciaire sérieuse. Ce ne sont pourtant pas les affaires qui manquent. Rappelons juste les affaires spectaculaires. L'islamiste radical et président d'Al Karama Seïf Eddine Makhlouf demeure en liberté bien qu'il ait outragé publiquement un magistrat et agressé physiquement sa collègue Abir Moussi. Le député nahdhaoui Néji Jmal a giflé, devant les caméras, sa collègue Zeineb Sefari. L'islamiste radical d'Al Karama Mohamed Affes a multiplié les prêches invitant les terroristes à partir faire le djihad en Syrie. L'ancien procureur Béchir Akremi est impliqué dans de multiples affaires où on le soupçonne d'avoir étouffé les dossiers des islamistes. Tous ces énergumènes jouissent encore de leur liberté, alors que leurs affaires sont claires comme de l'eau de roche. Peut-on, dès lors, dire que la justice est entre les mains des islamistes ? Le raccourci n'a rien de simpliste, il nous est imposé. Il y a trop de faits, trop de suspicions, trop d'affaires douteuses.
Maintenant que Rached Ghannouchi est convoqué par la justice et qu'il est interdit de voyage, peut-on dire que les islamistes sont désormais entre les mains de la justice ? Bien sûr qu'on l'espère fortement, mais si cela s'avère vrai, ce serait pour de mauvaises raisons. Si Kaïs Saïed voulait faire arrêter les islamistes, il l'aurait fait depuis le 25 juillet. Il a multiplié les actes abusifs à l'encontre de plusieurs opposants politiques, mais il n'a rien fait contre Rached Ghannouchi et son entourage. Le président a mis la pression la semaine dernière, juste pour utiliser l'islamiste comme écran de fumée. Il l'a déjà fait il y a quelques semaines quand il l'a fait convoquer au lendemain de l'organisation d'une plénière à distance de l'assemblée. Le chef de l'Etat a besoin que l'on regarde ailleurs, il a besoin d'une diversion. Il utilise les islamistes comme un joueur d'échecs utilise des pions.
Sauf que Kaïs Saïed est un piètre politicien et certainement un très mauvais joueur d'échecs (si jamais il sait jouer). Face à lui, Rached Ghannouchi est un véritable renard endurci. En tout état de cause, cette nouvelle histoire va être à l'avantage de l'islamiste, comme l'a été l'arrestation abusive de Noureddine Bhiri. Il y a eu beaucoup de bruit pour rien au final. Kaïs Saïed a beau dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature et exercer des pressions sur les magistrats, il n'obtiendra rien. La raison ? Parce qu'il n'est pas sincère. Ses pressions n'ont pas pour objectif d'atteindre la justice, elles ont toutes des objectifs politiques. C'était le cas avec Bhiri, Taïeb, Makhlouf, Ben Gharbia… Le président prend une affaire, la monte en épingle et pense que la justice va le suivre. Sauf qu'en piètre politicien, il prend les mauvaises affaires, voire des affaires qui n'existent que dans sa tête. Les vraies affaires impliquant les islamistes, elles, sont toutes étouffées par les magistrats. Pourtant, elles sont bien nombreuses. Quand bien même le président voudrait faire bouger l'une d'elles, il ne trouve pas de répondant chez les magistrats. Ces derniers auraient bien pu accepter de travailler dans l'intérêt suprême de la justice, en faisant fi de leurs tendances idéologiques, mais ils trouveront mille et une excuses pour ne pas être des pions entre les mains d'un piètre politicien. La Justice, c'est quelque chose de sérieux monsieur le président, c'est même la chose la plus sérieuse, elle ne peut pas être utilisée comme un écran de fumée ou une diversion.