C'est quand ça finit que ça repart. Le sujet des magistrats et de la justice devient épuisant, tellement il occupe le devant de la scène avec ses rebondissements. On a beau vouloir nous occuper de l'inflation galopante, de la croissance en berne, de l'absence totale de visibilité, tout cela devient secondaire face au sujet le plus important de tous qu'est la justice. Sans justice, tout croule et la nôtre est malade. Très malade. Un septuagénaire français est décédé la semaine dernière à la prison de la Mornaguia dans des conditions effroyables. De quoi avoir honte de notre système carcéral, de notre système judiciaire, de notre Etat. Le septuagénaire aurait pu mourir dignement chez lui, mais non, on l'a laissé mourir à petit feu en prison. Qu'est-ce qu'il a fait ? On n'en sait rien et ce n'est pas important. Quoiqu'il ait fait, ce septuagénaire est un être humain et il se doit, à ce titre, de mourir dignement. Le juge d'instruction qui a décidé l'incarcération de ce Français n'a finalement rien trouvé dans ce dossier. Il signe sa libération. Mais ce n'est pas l'avis du parquet, suivi de la chambre de mises en accusation, qui ont maintenu la détention du vieillard. Pourquoi ? Personne n'a la réponse. La présomption d'innocence ? Bafouée. Peut-on désigner un coupable à ce qui s'apparente à un vrai crime ? Non. Dire que c'est la faute à pas de chance ou/et au système est plus simple… Pourtant, c'est là le nœud du problème de la justice en Tunisie. Ce système qui broie les innocents et les coupables. Ce système qui n'applique pas une des règles de la justice qui consiste à ce que la liberté soit la règle et la détention l'exception. Ce système qui refuse de prendre en considération une règle immuable et universelle dans tous les systèmes judiciaires : la présomption d'innocence. Plus d'un an après le putsch du 25-Juillet, à l'issue duquel le président de la République s'est accaparé les pleins pouvoirs et plus de six mois après la dissolution du Conseil supérieur de la Magistrature (CSM), notre système judiciaire vient de broyer un innocent septuagénaire en l'assassinant dans des conditions horribles. Paix à son âme ! J'ai honte !
Une fois, deux fois, cent fois, Kaïs Saïed a promis l'assainissement de la justice. La faute, d'après lui, à quelques magistrats véreux. Il suffit de les éliminer pour que tout revienne en ordre. Après avoir dissous le CSM en février et révoqué quelque 57 magistrats en juin, le problème demeure entier. On peut même dire que le président l'a empiré. En dissolvant le CSM, Kaïs Saïed a déclaré que ce conseil s'est rendu complice de la corruption qu'il y a dans la corporation. En révoquant 57 magistrats, Kaïs Saïed a déclaré que les preuves les incriminant sont irréfutables. Nous avons là une démonstration typique de la maladie du système judiciaire, le président de la République lui-même bafoue la présomption d'innocence et émet des jugements sans instruction à charge et à décharge et sans écouter les prévenus. Le fait est que la majorité des 57 magistrats bannis a clamé son innocence. Plusieurs ont déclaré qu'il s'agit d'un règlement de comptes en bonne et due forme. Ils accusent expressément et nommément la ministre de la Justice, Leïla Jaffel d'être derrière la catastrophe qui leur est tombée dessus. Ils ont saisi le Tribunal administratif (TA) et 49 parmi eux ont pu obtenir gain de cause, mercredi dernier, après la suspension de la décision de leur révocation. Ils devraient, théoriquement, reprendre le boulot. En parallèle de tout cela, une commission indépendante exerçant sous la juridiction de la justice militaire se serait penchée sur les dossiers et a abouti à la même conclusion que le TA. Le président a-t-il été manipulé par sa ministre de la Justice ? Peut-être. Ce que l'on sait, c'est que la dame n'a pas été reçue par le président depuis deux mois et que ce dernier est en colère après elle. Coup de théâtre, dimanche, le ministère de la Justice publie un communiqué très bref pour dire que les juges révoqués font l'objet de poursuites pénales. Est-ce vrai ? D'après le juge et conseiller auprès du tribunal de cassation, Afif Jaïdi, sur les 57 dossiers, il n'y a que six devant la justice. Un dossier impliquant une juge déjà en prison. Un autre pour infraction routière. Un autre pour chasse d'oiseaux. Il y a même des dossiers déposés devant le parquet après la décision du Tribunal administratif !! Quelle conclusion tirer de tout cela ? Leïla Jaffel serait-elle en train de mentir ouvertement ?
Ce que l'on sait, c'est que le Tribunal administratif a informé la présidence de la République avant d'annoncer publiquement sa décision. Il aurait reçu le feu vert pour ce faire. Ce que l'on sait, aussi, c'est que le ministère de la Justice a informé la présidence de la République avant de publier son communiqué du dimanche. Et il aurait reçu le feu vert pour ce faire. Nous avons là clairement deux informations contradictoires et elles concernent toutes deux le sommet de l'Etat. Dans le premier cas, Leïla Jaffel a manipulé le président, mais ce dernier ne s'est pas laissé faire et a laissé la justice trancher. Théoriquement, il se doit de dire « ghaltouni » (on m'a trompé) et de limoger sa ministre. Ce qui n'a pas été fait. Dans le second cas, Leïla Jaffel a toujours exécuté les ordres du président de la République et de son entourage (notamment son épouse magistrate) et assume pleinement le limogeage des magistrats, même si les dossiers sont vides, voire il n'y a pas de dossiers du tout. Dans un cas comme dans l'autre, la responsabilité du président de la République est engagée. Dans un cas comme dans l'autre, le président de la République a donné cette semaine un feu vert qu'il n'aurait pas dû donner. Dans un cas comme dans l'autre, le président de la République joue avec les nerfs des magistrats et, par conséquent, les nôtres. La thèse la plus probable est qu'après avoir donné le feu vert au TA, le président n'a pas supporté d'être ridiculisé devant l'opinion publique. Il s'est alors rétracté en jouant la carte de la fuite en avant. Attitude enfantine et court-termiste d'un président non exercé à la politique, qui se fait manipuler à souhait par les services.
C'est tout le système judiciaire qui en pâtit et ce sont les magistrats véreux qui en profitent le plus. Pendant que le président s'amuse avec les décrets, les communiqués et les décisions, on a des magistrats qui laissent un septuagénaire mourir en prison dans des conditions atroces.