Après treize jours d'absence, Kaïs Saïed est réapparu. Il a zappé les sujets brûlants leur préférant les invectives directes contre l'opposition et indirectes contre les partenaires étrangers. Les priorités du pays sont nombreuses, à leur tête les risques d'effondrement économique, dont avertissent plusieurs partenaires étrangers et éminents experts. Théoriquement, un président de la République absent de la scène depuis treize jours devrait évoquer ce dossier en premier et dire comment la Tunisie va combler son grand déficit budgétaire et faire face à ses multiples échéances. Et d'abord, il devait donner une explication à son absence pour répondre aux inquiétudes des uns et interrogations des autres. Evoquer les priorités de la Tunisie ou se justifier n'est cependant pas une priorité pour Kaïs Saïed qui préfère régler leurs comptes à toutes ces voix qui ont parlé de sa longue absence, de son hypothétique maladie et de la nécessité de le remplacer au plus vite. Lundi 3 avril, Kaïs Saïed reçoit sa cheffe du gouvernement Najla Bouden et en profite pour lancer de multiples piques à l'encontre de ses « adversaires » politiques, mais aussi les partenaires étrangers qui considèrent la Tunisie comme un simple dossier parmi d'autres. On ignore si le président de la République a parlé d'autre chose, mais la vidéo, de onze minutes, diffusée par ses services n'a quasiment relayé que ces invectives.
Comme à son habitude, Kaïs Saïed ne cite personne nommément, il préfère toujours le « eux » et le « ils » indéfinis. À propos de son absence de treize jours, il minimise la chose et parle d'une simple absence de deux-trois jours pour un rhume. Les rumeurs relatives à une opération sur le cœur, les analyses, le coma, il les balaie d'un trait pour dire qu'il n'est pas au courant de tout ce dont ils parlent. Pour lui, ils sont trop bas et il les méprise. Par trois fois, il a utilisé deux synonymes pour souligner ce mépris à leur encontre. Non seulement il minimise son absence de treize jours, mais il se compare à Habib Bourguiba qui se serait absenté de novembre 1969 jusqu'au mois de juillet 1970. Information à vérifier. En attendant, Kaïs Saïed sait-il que l'histoire qu'il raconte remonte à plus de cinquante ans ? Sait-il que les chefs d'Etat du XXIe siècle publient leur agenda au jour le jour et rendent des comptes quotidiennement à leurs peuples ? Kaïs Saïed ne vit pas seulement dans une autre époque, il se positionne au-dessus de ceux qui le critiquent, lui le sachant face à eux les ignares. Il épingle ensuite ceux qui ont évoqué la constitution et son éventuel remplacement. Sans le nommer, il vise probablement le constitutionnaliste Amine Mahfoudh qui, au passage, s'avère (d'après Kaïs Saïed) incapable de distinguer entre vacance provisoire et incapacité ponctuelle. Traçant sa route des invectives, il dit que le seul dada de l'opposition est d'accaparer le pouvoir. Pourtant, force est de rappeler que cette opposition s'est abstenue de tout commentaire désobligeant à son égard lui souhaitant juste un prompt rétablissement et des réponses, légitimes, à la question de son absence.
Sautant d'un adversaire à un autre, Kaïs Saïed épingle ceux qui se sont jetés dans les bras de l'étranger. « Ils ont le statut du colonisé », dit-il à une Bouden muette et éternelle souriante. Kaïs Saïed sait-il qu'on dit « complexe du colonisé » et non « statut » et se rappelle-t-il son propre comportement et sa gestuelle face à Emmanuel Macron quand il lui disait que la Tunisie n'était pas une colonie, mais un protectorat ? Kaïs Saïed promet, par la suite, des poursuites judiciaires contre tous ceux qui ont propagé des rumeurs ces derniers jours. Le parquet a réagi au quart de tour d'ailleurs et a publié un communiqué, le soir-même, annonçant avoir ordonné des poursuites pénales contre les diffuseurs de fausses informations. Probablement, ces poursuites vont se faire sur la base du décret 54 qui punit jusqu'à dix ans de prison les coupables. Force est pourtant de rappeler que les rumeurs ont pris naissance, suite à l'absence totale de toute communication de la présidence ou d'un quelconque autre organisme de l'Etat pour justifier l'absence de treize jours du président. En clair, l'Etat manque à ses obligations d'informer le peuple et s'étonne ensuite qu'il y ait des rumeurs. Pire, il entend sanctionner les propagateurs de rumeurs.
Il n'y a pas que les Tunisiens qui ont eu droit à des invectives, lors de la rencontre Saïed-Bouden du 3 avril, les étrangers aussi en ont eu pour leur compte. En réponse à ceux qui parlent du dossier tunisien et de l'urgence d'entamer les réformes afin d'obtenir le prêt du FMI et éviter le risque d'effondrement de l'économie, Kaïs Saïed a répondu que la Tunisie n'est pas un dossier et ne le sera pas. Il a même répété deux fois la chose pour bien se faire entendre. « La Tunisie n'est pas un dossier, la Tunisie est un pays et un peuple ». Dans le viseur du président, semble-t-il, les Occidentaux qui sont « responsables du réchauffement climatique ». Inutile de chercher le rapport avec l'objet de la réunion, il n'existe que dans la tête de Kaïs Saïed. Il continue sur sa lancée et demande à ces occidentaux (sans les nommer) de rembourser l'argent spolié, bloqué pour des questions banales et fallacieuses de procédures judiciaires. Comme par hasard, pour ceux qui croient qu'il y a des hasards en politique, le ministre des Affaires étrangères a publié au même moment un communiqué sur une visite de l'ambassadeur russe à son département. On y voit un ministre avec un large sourire heureux ressemblant à celui que ferait une jeunette aux côtés de son idole. Doit-on comprendre que la Tunisie entend tourner le dos à l'axe occidental pour se placer avec l'axe russo-chinois ? Ce serait, quelque part, surestimer le régime putschiste qui ne nous a pas habitué à faire des calculs trop savant de géostratégie, ni même de politique politicienne, mais qui sait ?
Qu'en est-il de la crise économique et de la sècheresse dont souffre le pays et qui sont les deux sujets qui préoccupent le plus les Tunisiens en ce moment ? Sur les onze minutes de l'entretien, Kaïs Saïed a consacré juste quelques dizaines de secondes à ces deux sujets. Il a exprimé sa joie pour la pluie d'avant-hier au point qu'il a failli sortir dans la rue fêter ça. « La grâce de Dieu est grande », remercie-t-il tout en soulignant que les problèmes d'eau sont dus à la mauvaise politique de gestion hydrique et des barrages observée depuis des décennies. Quant à la crise économique, elle sera résolue « inchallah », promet Kaïs Saïed. C'est sûr, c'est connu, « inchallah » (si Dieu le veut) est le mot magique pour résoudre tous les problèmes. Parler de business plan, d'un plan de réformes, de FMI, de budget, d'inflation, de travail ne sert à rien puisque tout peut être résolu avec un simple « inchallah ».