« 3eryan w fṣeb3ou khâtem » – Nu, mais une bague au doigt. Ce proverbe tunisien résume cruellement l'état d'une large frange de la profession d'architecte aujourd'hui. Précaires mais parés d'un prestige suranné. Dénués de moyens mais encore auréolés d'une autorité symbolique. Esthètes parfois arrogants, certes. Mais trop souvent isolés, mal compris, voire méprisés par les autres acteurs du secteur. L'architecte, malgré ses habits de lumière, n'est plus le maître d'œuvre d'antan. Sa parole, bien qu'érudite, est régulièrement contournée. Son autorité, fragilisée. Son rôle, bousculé. Et dans ce paysage en tension, il n'est pas rare que nos confrères ingénieurs, entrepreneurs ou décorateurs nous perçoivent – non sans agacement – comme des prétentieux, coupés du réel.
I. Un héritage de supériorité ? Il faut l'admettre : le milieu de l'architecture a longtemps entretenu une forme de supériorité culturelle. L'architecte, souvent formé dans des écoles d'élite, baigne dans une culture du projet, du dessin, de la création, qui le distingue – parfois avec morgue – de la rationalité technique de l'ingénieur, de la rentabilité de l'entrepreneur ou du pragmatisme du décorateur. Ce clivage entre esprit et matière, concept et réalisation, alimente une fracture ancienne. Le langage même de l'architecte – volontiers jargonneux, parfois cryptique – peut irriter ceux qui sont contraints de construire concrètement ce qui, sur plan, semblait si pur.
II. Une arrogance de façade ? Mais au-delà des postures, il y a des réalités plus profondes. L'arrogance reprochée à l'architecte est souvent une posture défensive, un vernis pour cacher sa perte d'influence réelle sur le chantier, son déclassement économique, ou son insécurité juridique. Dans la chaîne de production du bâtiment, les marges et les décisions se déplacent : vers les promoteurs, les bureaux d'études, les entreprises générales. L'architecte, souvent mal rémunéré, dépendant de décisions extérieures, tente de préserver une position d'"auteur" dans un système qui le pousse vers le rôle de simple "prestataire". Ce qu'on prend pour de l'orgueil est parfois le dernier rempart d'une identité menacée.
III. Vers une co-construction respectueuse ? Face à cela, il est urgent de changer notre posture. Pas pour nous rabaisser ou renier notre singularité, mais pour repenser notre relation aux autres corps du bâtiment. Nous avons besoin d'une écologie des rôles : reconnaître la compétence du bureau d'études comme partenaire de projet, non comme rival. Valoriser le savoir-faire des entreprises, écouter les retours des ouvriers, intégrer les contraintes du terrain. Collaborer vraiment, sans condescendance. C'est aussi une manière d'être fidèle à ce que l'architecture devrait être : un acte collectif, une synthèse des intelligences, des matières, des idées et des contraintes.
IV. Reprendre le rôle de locomotive, sans costume d'apparat Soyons clairs : c'est à l'architecte de porter le sens, d'impulser la vision, de fédérer les énergies autour d'un projet qui dépasse le simple acte de bâtir. Nous devrions être cette locomotive qui donne direction, valeur et dignité à un secteur d'une importance économique et sociale majeure. Et en vérité, c'est ce que nos partenaires attendent de nous. Mais pour cela, il faut d'abord briser nos complexes. Cesser de masquer notre misère par des postures d'ego surjoué. Sortir du rôle d'artiste incompris pour endosser pleinement celui de chef d'orchestre engagé, humble et solide. Car si nous n'évoluons pas, si nous persistons à jouer les esthètes désargentés, alors nous deviendrons ce que nous craignons : ornementaux, inutiles, et absents des vraies décisions. Il est temps de réapprendre à dialoguer, à partager, à écouter. Et surtout à agir. Pour que l'architecte ne soit plus une figure noble mais désarmée, mais bien un acteur central et respecté d'un monde à rebâtir.