Ils s'appellent Extravaganza, Massir, Bin El Wedyène ou Arabasta. Sur le net, on aime leur blog. Sur le réseau social Facebook, on adore leurs "posts". On ne connaît pas les personnes qui se cachent derrière des pseudos, mais peu importe la personne, tant qu'on apprécie ses écrits et qu'on partage ses idées. De ces écrits, de ces idées, on retiendra qu'ils appartiennent à des Tunisiens ordinaires qui partagent et « militent » pour des valeurs universelles : liberté, respect, civisme, égalité, justice Depuis quelques jours, ces blogueurs-facebookers subissent un harcèlement permanent de la part de quelques facebookers anonymes qui militent pour des valeurs qui leur sont communes : islamisme, conservatisme, antisionisme, antijudaïsme, anti-athéisme, anti-laïcisme, antilibéralisme, anti-occidentalisme Comment des facebookers tunisiens attaquent-ils d'autres facebookers tunisiens ? Le comment est dû à une particularité dans le système de fonctionnement du réseau social. Dès qu'un important nombre de personnes dénonce une page, un groupe ou une personne, les robots ou les administrateurs de Facebook retirent la page ou le groupe dénoncés. La décision est justifiée puisqu'il s'agit de lutter contre la nudité et la pornographie, les faux profils, les discours racistes incitant à la haine, la cyber intimidation, les menaces etc. Les robots agissent en fonction du nombre de dénonciations reçues et c'est la loi du nombre qui prime. Ce qu'on peut appeler faille a été détecté par ces facebookers anonymes qui ont réussi à signaler en masse tout Tunisien dont le profil ou les "posts" affichent des idées laïques, athées, agnostiques, trop libérales etc. Grâce à une extraordinaire capacité de rassemblement, ces facebookers ont réussi leur mission puisqu'ils étaient en surnombre pour signaler, abusivement, des abus. La manuvre a été, par la suite, élargie aux facebookers tunisiens qui affichent leur homosexualité, des photos un peu trop dénudées etc. Et ces anonymes fonctionnent en masse puisque des groupes ont été crées pour dénoncer ces Tunisiens (qualifiés de traitres) athées, laïcs, juifs etc. Leurs slogans : des insecticides et une chaise électrique pour « lutter » contre les « mécréants ». Pas moins de 120 profils (au moins) ont été désactivés par Facebook, la semaine dernière, parmi lesquels figurent les profils d'un journaliste, d'une animatrice télé et celui d'une bloggeuse culinaire qui a mis en ligne une recette basée sur la viande de porc. C'est la débandade totale ! Les uns crient « scandale », les autres crient « victoire ». Les uns crient à la liberté de parole, les autres crient à la parole de Dieu. Les uns disent que la liberté d'expression est garantie par toutes les lois et tous les traités, les autres répliquent qu'il ne saurait y avoir d'expression critiquant la parole divine et de loi contraire à la loi de Dieu. Et que dit la Loi de Dieu ? Que les athées, laïcs et autres « vermines » doivent être exterminés ! Nous y sommes ! Merci Facebook ! Grâce à toi, voilà qu'on découvre au grand jour des Tunisiens capables de menacer d'autres Tunisiens d'extermination ! Le terme renvoie directement à Adolf Hitler. Ça ne vous rappelle rien ? Passons ! Si on les laisse faire, et si nous dépassons Facebook, la Tunisie pourrait ressembler au Liban des années 1980, de l'Algérie des années 1990 ou de l'Irak des années 2000. Alarmiste ? Nullement ! Quand il s'agit de défendre ses idées (ou celles qu'il croit être celles de Dieu), un obscurantiste est aveugle et n'a point de respect pour la liberté d'opinion des autres. A ces obscurantistes, Facebook a offert une tribune. Ils en rêvaient depuis des années. Qu'en ont-ils fait de cette tribune ? Des groupes appelant à la haine entre les citoyens d'un seul peuple. Sous prétexte de défendre une Tunisie puritaine et musulmane (bien qu'elle n'ait jamais été et ne sera jamais 100% musulmane), quelques individus sont arrivés à menacer leurs concitoyens d'extermination. Ils sont carrément passés à l'acte en essayant et réussissant à faire taire ces voix aux valeurs contraires aux leurs. Le risque de voir les actes virtuels devenir réels n'est pas minime. Loin de Facebook, dans la vraie vie, les uns et les autres vivent à visage découvert, sans pseudo et sans possible anonymat. Dans cette vraie vie, en Tunisie, il est interdit de porter le niqab dans la rue et le voile dans les administrations. Dans cette vraie vie, en Tunisie, le naturisme est interdit sur les plages et les tenues décentes sont exigées dans les administrations. Dans cette vraie vie, en Tunisie, il n'est pas possible de crécher toute la journée dans la mosquée, ni de siroter sa bière sur la terrasse d'un café. Un consensus est imposé pour que la société puisse vivre en paix, en toute quiétude. Sans que les uns ne choquent les autres par leur nudité ou leur niqab. Sans que les uns ne choquent les autres par leur islamisme obscurantiste ou leur athéisme éblouissant. Certes, ce consensus prive les uns et les autres de leurs petites libertés. Mais ce consensus garantit à tous les Tunisiens (quelles que soient leur religion et leurs croyances) une vie paisible de citoyens. Mais sur Facebook, il n'y a pas de consensus, c'est la loi de la majorité qui prime. Et voilà la conséquence : quelques individus qui, se trouvant en surnombre, ont réussi à ôter la liberté de pensée à leurs concitoyens minoritaires. De là à dire que la liberté devient dangereuse dès lors qu'elle est entre les mains de personnes aux idées obscurantistes, il n'y a qu'un pas. De là à espérer que l'appareil « officiel » de la censure passe par là pour faire taire, de force, les obscurantistes, il n'y a qu'un pas. De là à conclure qu'il vaudrait mieux, pour ces gens-là, une dictature éclairée, plutôt qu'une démocratie modérée, il n'y a qu'un pas. Triste constat !