C'est un constat accablant pour nous autres les médias que l'on soit de la presse écrite, électronique ou audiovisuelle. Six semaines après la révolution du 14-Janvier, et après la levée pratique (en attendant la levée théorique) de la censure, les Tunisiens n'arrivent toujours pas à avoir des médias répondant à leurs préoccupations. A qui la faute ? C'est une image d'une simplicité déconcertante et qui résume toute la situation. Elle est donnée par Néji Bghouri, président du syndicat des journalistes tunisiens : comment peut-on demander à quelqu'un handicapé depuis des décennies de se mettre à courir en quelques jours. Tout est dit. Seulement voilà, se cacher derrière cette image est trop facile pour expliquer les dérapages des uns et l'absence, à quelques exceptions, d'articles de haute facture des autres. S'il nous est encore impossible d'offrir des articles ou des reportages de la qualité de ce que font les confrères du Nouvel Obs et de France 2, il nous est possible d'offrir un minimum répondant aux attentes des Tunisiens. Mais pour cela, il faudrait que les médias aient suffisamment de journalistes professionnels d'abord. Ce qui est loin d'être le cas. Il faut qu'il y a ait des moyens comparables à ceux des journaux et des télévisions d'Europe ou du Golfe. Ce qui est très loin d'être le cas. Il faudrait, ensuite, que les différents acteurs du pays (gouvernement, administration, entreprises, ONGs, société civile) jouent le jeu et fournissent l'information (et les preuves qui vont avec) au journaliste pour qu'il puisse la relayer dans son média. Et là, on est à des années lumière. Les vieilles habitudes ont la vie longue. Très longue. C'est le cas de le dire à propos de la communication du gouvernement de transition qui a toujours gardé ses vieux réflexes en matière de langue de bois et de circulation de l'information. Le peuple tunisien a beau vouloir une information de qualité, il ne pourra jamais l'avoir tant que les différentes instances nationales, publiques ou privées, continuent à cacher l'information et écarter les médias dont ils ne veulent pas. Les exemples sont nombreux. La conférence de presse du président de la Commission nationale d'enquête sur les affaires de corruption et de malversation (de laquelle on a écarté étrangement certains médias) qui communique des montants attribués à des partis sans dire lesquels, poussant ainsi tout le monde à se justifier et s'expliquer. Cette même commission qui, pour le reportage au palais présidentiel de Sidi Bousaïd, accorde l'exclusivité à la télévision publique, écartant les autres chaînes et les autres médias. De quel droit cette commission accorde une exclusivité à une chaîne et de quel droit écarte-t-elle certains médias à grande audience dont les radios à qui le Tunisien fait confiance à leur crédibilité ? Et pourquoi invite-t-elle de simples cameramen au lieu de vrais journalistes capables de poser des questions répondant aux interrogations du public. De quel droit cette commission invite-t-elle à la conférence de presse du vendredi les journaux papier et écarte la presse électronique, alors que de nombreux titres de cette dernière ont un lectorat bien supérieur aux périodiques du papier ? Résultat de cette communication désastreuse : la commission soulève de gros doutes quant à son intégrité et c'est dommage. Du côté du gouvernement, et dans la majorité des ministères, on n'a pas changé d'un iota la communication avec les médias. Seul un a grâce à leurs yeux et c'est l'agence officielle TAP qui a droit à tous les communiqués officiels. Du coup, tous les autres médias doivent attendre que la TAP reçoive le communiqué, le traduise et l'envoie sur son fil à ses abonnés puis le mette en ligne sur internet. Résultat des courses : les médias, tous genres confondus, publient tous le même texte, à la virgule près et, bien sûr, avec la langue de bois d'usage. Sans remettre en doute le professionnalisme des journalistes de la TAP, rien ne garantit qu'il n'y ait pas des coupes entre le communiqué original envoyé par l'attaché de presse du ministre et l'article final. Aux conférences de presse, c'est la même rengaine. Seuls les médias ayant grâce auprès de l'attaché de presse qui ont droit de présence. Bon à rappeler : plusieurs chargés de presse de ministres n'ont toujours pas la culture internet et ne connaissent Facebook que par sa réputation. Dès lors, ils sont déconnectés de la réalité et ne peuvent anticiper les demandes des journalistes qui devront patienter longtemps pour obtenir une réponse à des questions très ordinaires. Bon à rappeler aussi, les journalistes de la presse électronique n'ont toujours pas droit à une carte de presse et une reconnaissance officielle des autorités. L'absence de ce lien direct entre la presse et les hauts responsables a une incidence directe sur la qualité des articles. Exemple avec le cas du limogeage des magistrats. S'il y avait un lien direct entre les journalistes et le ministre, ce dernier aurait été obligé de donner les explications nécessaires quant à ce limogeage et se serait exprimé au cas par cas. A écouter certains observateurs, certains juges figurant sur la liste des limogés font les frais de règlements de comptes et n'auraient rien à se reprocher. La même attitude a été observée quand on a limogé plusieurs hauts cadres du ministère de l'Intérieur il y a quelques semaines. Le même reproche peut être formulé au ministre de l'Industrie qui évite actuellement les médias, alors qu'il a beaucoup d'explications à donner quant à certaines décisions. A la présidence de la République et du côté du porte-parole du gouvernement, c'est toujours la TAP et la télévision publique qui ont droit de présence. Les autres journaux ? Exclus ! Sous d'autres cieux, tous les médias sont traités à pied d'égalité, à quelques exceptions près. A la réunion du Conseil des ministres, tous les journalistes sont conviés et choisissent eux-mêmes le ministre qu'ils désirent interroger sur un point ou un autre (en fonction de la ligne éditoriale du média et de ses tendances). Ensuite, tout ce beau monde se dirige vers le point de presse du chargé de la communication qui répond à toutes les questions, même en usant de la langue de bois. Pour camoufler ce manque d'informations, plusieurs rédactions remplissent leurs journaux par des tribunes d'opinion qui cachent, du coup, le travail professionnel (toutes proportions gardées) élaboré par les journalistes de la maison. D'autres journalistes de bureau remplacent les articles d'information par de soi-disant articles d'analyses et se mettent à donner des leçons à droite et à gauche et à tout le monde. D'autres enfin, se mettent au sensationnel et se livrent à de véritables chasses aux sorcières distribuant de bonnes notes aux uns et de mauvaises aux autres. Et, au passage, font des règlements de compte en bonne et due forme, même en colportant des mensonges. Y compris chez les journalistes dont la bonne réputation est partie en friche, suite à ces dérapages et ce manque de professionnalisme. Et cela s'en ressent aussi bien dans la presse papier et électronique que dans les télévisions et les radios. La Tunisie d'aujourd'hui veut une liberté d'expression et le Tunisien veut une information fiable. Pour cela, il doit sélectionner lui-même les médias en qui il fait confiance. Et pour gagner cette confiance du lecteur (ou de l'auditeur ou du téléspectateur), les journalistes se livrent à une réelle concurrence, comme dans n'importe quel secteur ouvert. Or si les dés sont pipés à la base et que le gouvernement se livre à du favoritisme en privilégiant les uns par rapport aux autres, on risque de revenir rapidement à la presse de bois d'hier, en dépit de toute la bonne volonté des journalistes et des patrons de presse. Ce qu'il faudrait ? Une instance légitime et indépendante, reconnue pour son respect de l'éthique, qui facilite le travail du journaliste, qui sanctionne les écarts à la déontologie et qui coordonne avec l'Etat tout ce qui est en relation avec les médias. Si elle existait, une telle instance aurait rappelé à l'ordre les chasseurs de sorcières et colporteurs de mensonges ou encore les instances gouvernementales qui estiment que les médias publics sont à leur service pour balancer des reportages et des articles trompant le public. Nizar Bahloul