L'oracle des chiffres en Tunisie a parlé. Hassen Zargouni a publié un statut édifiant à l'occasion de la rentrée scolaire. En voici un extrait : « Ainsi près de 30% des 5 à 6 ans ne feront pas leur année pré-scolaire préparatoire (soit 54.600 enfants), 1.5% des enfants en âge d'être en primaire n'y seront pas non plus (15.000 abandons) et 10% des enfants en âge d'aller au collège au nombre de 49.400 n'y iront pas. Soit un taux moyen d'exclusion de l'école de base (y compris l'année préparatoire) de 7% ». Donc, 119.000 enfants ne seront pas à l'école cette année. Les raisons sont connues : ils habitent trop loin des écoles ou bien leurs parents n'ont pas les moyens de financer leurs études.
On est bien loin des soucis de transport de la capitale ou des inquiétudes liées à la chaleur dans certaines écoles. Les milliers d'enfants qui n'iront pas à l'école seront tous exploités. Certains fréquenteront des gens peu recommandables, certaines fillettes seront vendues en tant que femmes de ménage aux riches maitresses de maison. Celles-là mêmes qui sortent manifester pour les droits de la femme. D'autres deviendront des projets de terroristes ou de contrebandiers. Ils seront tous livrés à eux-mêmes, sans éducation, sans repères et surtout, sans rien devoir à la Tunisie. Le danger est là. Quand ces gosses deviendront des adultes qui trafiqueront des armes ou des terroristes retranchés dans la montagne, ils n'auront aucun sentiment d'appartenance car, depuis leur plus jeune âge, ils ont été livrés à eux-mêmes. Certes, il y a des associations qui se battent, qui travaillent et qui essayent de faire leur possible pour endiguer ce phénomène. Mais la marge de manœuvre des associations est minime en comparaison avec l'ampleur de la catastrophe. On parle de plus de cent mille enfants en situation d'abandon scolaire. Une vraie bombe à retardement qui ne semble pas être considérée à sa réelle gravité par les autorités.
Au 21éme siècle, un pays ne peut pas se permettre le luxe d'abandonner ses enfants et de les négliger. C'est ce qu'avait compris très tôt Habib Bourguiba en tentant de démocratiser l'enseignement et le rendant obligatoire. Mais comme dans bien d'autres domaines, nous nous sommes reposés sur nos lauriers et nous n'avons rien fait depuis. On a continué à se vanter de l'éducation du peuple tunisien, du fait que presque tout le monde sait au moins lire et écrire. Mais entre temps, le monde a changé et la notion d'analphabétisme a aussi évolué. Nous avons arrêté depuis longtemps d'être un peuple éduqué, nos rues et notre manière de parler en témoignent largement. Nous savons lire et écrire mais nos diplômés sont incapables de maitriser une langue, ne serait-ce que l'arabe. Par ailleurs, cette catastrophe donne lieu à des drames humains et familiaux. Le dernier en date est celui de cette mère qui a vu ses deux filles partir embrigadées par des groupes terroristes. Des filles qui sont passées du satanisme à l'extrémisme religieux. C'est bien la preuve de l'absence de repères. Il est vrai que ces filles ont été scolarisées. Mais regardez où elles en sont arrivées même en ayant été à l'école, alors qu'adviendra-t-il de ceux que la vie et l'injustice ont privé de scolarité ?
L'école et la scolarité représentent la première marche de l'ascenseur social. L'égalité des chances, la démocratie, l'équité sont autant de principes qui perdent toute leurs substances quand l'ascenseur social est cassé dès son premier étage. 119.000 enfants privés de scolarité à cause de la pauvreté. C'est un chiffre effrayant qui devrait tous nous inciter à plus d'humilité. C'est un chiffre qui devrait nous pousser à l'action et à faire en sorte qu'aucun enfant ne soit privé d'éducation. Le poète persan Mocharrafoddin Saadi a dit : « Celui qui n'a pas subi les sévérités d'un maître subira les sévérités de la vie ». Alors permettons à ces enfants de subir…