La médina de Tunis vit en ce moment au rythme de Dream city. Cet événement qui a su s'ancrer dans le paysage culturel et artistique tunisien draine à chaque édition un large public en lui offrant des expériences de visite passionnantes dans la médina de Tunis. En arpentant les ruelles, on découvre des créations artistiques dans des lieux souvent insolites et improbables, des monuments historiques pour la plupart qui ne sont pas forcément ouverts au public. Une belle manière de redonner vie à la médina et de faire connaître ses trésors architecturaux tout en familiarisant le public, local en particulier, à l'art contemporain. Dans une cité menacée et en danger comme la médina de Tunis, cet événement, assimilable à un beau rêve, nous donne une lueur d'espoir quant à l'avenir de l'art en Tunisie. Cet espoir est d'autant plus grand qu'il est porté par des jeunes, des bénévoles et par la société civile.
Mais l'euphorie que provoque en moi des événements comme Dream city ne m'empêche pas de penser à une autre cité qui est loin d'être une cité de rêve mais plutôt une cité de cauchemars et d'espoir perdu, à savoir la Cité de la culture. Les deux cités, l'une métaphorique et radieuse, l'autre fantôme et macabre, ont pourtant plusieurs traits en commun : Les deux sont faites pour stimuler la création artistique et promouvoir l'art et la culture dans notre pays.Toutes deux ambitionnent d'être des véritables fabriques artistiques, toutes deux sont faites pour les Tunisiens pour les aider à comprendre et à aimer l'art.
Mais elles sont aussi complètement antagonistes : alors que Dream city est le produit d'une vision avant-gardiste pour l'art et les pratiques artistiques, qui adopte une démarche participative impliquant le citoyen lambda pour lui faire aimer l'art, sa médina et sa Tunisie, la Cité de la culture, elle, est le produit d'une vision archaïque de la culture, une vision qui reflète les vices de notre administration.
Dream city exerce un magnétisme qui nous attire vers l'art qui nous fait aimer la médina et son architecture. La Cité de la culture avec son architecture lugubre, ses airs staliniens nous repousse. A Dream city, la médina devient une cité idéale, habitée par des citoyens modèles, amoureux de leurs espaces, fiers de leur identité, de leur culture, qu'ils sont prêts à partager avec autrui. L'autre cité, le futur « haut lieu de la culture », est le théâtre de toutes les corruptions. Elle a dévoré un budget colossal obtenu grâce à un prêt qui sera remboursé sur le dos du peuple et elle n'est pas encore rassasiée. Cette cité tant attendue est loin de répondre aux attentes des artistes et du public : Son futur musée d'art n'est qu'une grande salle d'exposition qui ne respecte pas les normes muséographiques de présentation. Ses futures réserves destinées à accueillir les collections d'œuvres d'art de l'Etat sont assimilables à un dépôt qui ne répond pas aux normes de la conservation. Chaque espace présente des problèmes en masse qui demandent des budgets conséquents pour être réparés. Mais en dehors de ces problèmes architecturaux et fonctionnels, on se demande comment cette Cité sera-t-elle gérée ? Avec quels moyens ? Avec quel personnel ? Le projet n'étant pas lucratif il n'aura pas assez de revenus pour couvrir ses dépenses et sera un nouveau fardeau pour le ministère de la Culture. À moins que ce dernier ne revoie le projet et le corrige.
En effet, on se demande s'il ne serait-il pas plus judicieux de céder ce bâtiment (même en partie) en le vendant et construire avec cet argent un autre bâtiment plus modeste qui répond aux vrais besoins du ministère de la Culture sur le terrain prévu pour la deuxième tranche du projet. Ce terrain est en fait réservé à la construction du musée des civilisations. Mais a-t-on besoin d'un tel musée pour présenter notre histoire et notre patrimoine ? Ne faut-il pas plutôt réhabiliter nos musées existants, en faisant appel pour une fois à des vrais spécialistes et experts. Des musées comme le musée de Carthage ou le musée de Raqqada de renommée mondiale mais dont l'état n'est pas à l'image des collections qu'ils abritent. Ne faut-il pas encourager les initiatives privées comme le Cinévog, le B'chira art center, l'Agora, Mad'Art, pour ne citer que quelques exemples et des événements comme Dream city pour développer l'art et la culture en Tunisie ? Encore une fois, il est question ici de volonté politique….
* Soumaya Gharsallah-Hizem est Architecte-muséologue, titulaire d'un Ph.D. en Muséologie, Médiation, Patrimoine, conjoint de l'Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse et de l'Université du Québec à Montréal. Elle a travaillé sur plusieurs projets muséographiques à l'Institut National du Patrimoine avant de diriger le Musée National du Bardo jusqu'à novembre 2013. Elle est l'auteure de plusieurs articles portant principalement sur le patrimoine et les musées tunisiens.Depuis janvier 2013 elle dirige le bureau de Tunis de la Fondation Kamel Lazaar.