Le 12 avril 2016, les nouveaux statuts de la Banque centrale de Tunisie (BCT) ont été votés, au sein de l'ARP, en faveur de son indépendance, sous-entendu du pouvoir politique. Dans les faits, ce vote se traduira essentiellement par le renoncement de l'Etat à sa souveraineté monétaire. Quels sont donc les enjeux relatifs à l'indépendance de la Banque centrale vis-à-vis du pouvoir politique ?
L'objectif principal de cet article est d'être avant tout « pédagogique » pour les lecteurs les moins avertis afin de les sensibiliser aux enjeux réels d'un tel vote, et l'objectif secondaire traduit mon souci d'être le moins partisan possible en matière d'idéologie économique.
Rappelons tout d'abord, que le rôle principal d'une banque centrale est d'être avant tout l'argentier ou le banquier de l'Etat. C'est du fait de cette relation privilégiée, et seulement dans un second temps, qu'elle a été considérée progressivement comme la « banque des banques », celle qui compense les paiements des banques commerciales et régule la liquidité du secteur bancaire.
Historiquement, l'importance de la politique monétaire s'est accrue dans les années 1960, durant l'âge d'or du keynésianisme avec la découverte d'une relation empirique, permettant l'arbitrage entre l'inflation et le chômage, celle que les macroéconomistes nommaient jadis « la courbe de Phillips ».
Cependant, les économistes les plus orthodoxes et, progressivement, les décideurs politiques, vont pourtant réviser leur jugement. En effet, ils se rendent compte du pouvoir exorbitant que constitue la possibilité de financer le déficit de l'Etat par la création monétaire (monétisation du déficit). Le coût de cette politique engendre irrémédiablement à moyen et long terme des tensions inflationnistes, qui échappent vite au contrôle des autorités publiques. D'où, l'apparition d'un schisme idéologique entre économistes théoriciens, en matière monétaire, relatif au rôle d'une banque centrale.
Ainsi, faut-il qu'un Etat renonce à sa souveraineté monétaire en accordant une indépendance totale à sa banque centrale ou plutôt piloter la politique monétaire de manière à ce qu'elle soit convergente avec ses objectifs internes (relance de l'activité ou lutte contre l'inflation) ?
Pour essayer de répondre objectivement à cette question épineuse, je dirai, tout dépend de ce que nous autres économistes, pensons des éventuels effets de la monnaie sur la dynamique économique. Autrement dit, est-elle neutre ou pas ?
Si on suppose que la monnaie est neutre à long terme, c'est-à-dire qu'il y a absence d'effets à long terme de la quantité monétaire sur le niveau de production, on est en droit de réviser l'objectif de relance de l'activité économique à travers une politique monétaire expansionniste. Cette thèse a été validée par ailleurs par une célèbre étude,effectuée par le prix Nobel américain Robert Lucas en 1996, en montrant que sur une période allant de 1960 à 1990 et sur un échantillon de 110 pays, la corrélation entre l'inflation et la croissance de la masse monétaire est de 0.95.
Par ailleurs, si on part de l'hypothèse selon laquelle la monnaie n'est pas neutre et qu'elle agit favorablement sur la croissance économique, ne serait-ce qu'à court terme, il devient plus stratégique pour les responsables politiques de rejeter l'idée d'une banque centrale indépendante, ayant uniquement comme objectif principal la maîtrise des prix, à l'instar de la Banque centrale européenne (BCE), sans se soucier de l'objectif de la relance de l'activité en période de récession économique.
Ces deux analyses ne font que traduire in fine la conception subjective des économistes orthodoxes et hétérodoxes du rôle de l'Etat en matière de politique économique. Pour les penseurs orthodoxes ultralibéraux, une banque centrale coupée du pouvoir politique serait la garante de la stabilité des prix et ce, sans influencer d'autres variables macroéconomiques comme la croissance et le chômage. Ils partent ainsi du postulat selon lequel l'opportunisme des décideurs politiques les conduit, peu avant une élection, à user de manière discrétionnaire de l'arme monétaire afin d'accroître leurs chances de réélection sans tenir compte des effets néfastes d'une telle politique sur la stabilité des prix. Il s'agit donc de « lier les mains » d'un gouvernement, supposé tricheur, en matière de politique monétaire.
Toutefois, la théorie économique de la banque centrale indépendante n'est pas exempte de critiques. En effet, les économistes hétérodoxes, arguent qu'en identifiant les causes de l'inflation dans le processus électoral et le jeu politique, les théoriciens de la banque centrale indépendante produisent un discours de diversion, c'es-à-dire qu'ils procèdent à une « économisation » du politique qui évite de rechercher les déterminants de l'inflation dans l'économique.
A la lumière des connaissances actuelles et des principaux résultats des travaux issus à la fois de l'analyse monétaire et celle de l'économie politique internationale, force est de constater que l'autonomie accrue des banques centrales vis-à-vis des autorités politiques résulte d'un processus caractérisé par une internationalisation des activités financières, une prédominance de la fraction financière sur la composante industrielle du capital au niveau national.
Ainsi et en prolongeant ce raisonnement, il est assez aisé d'arguer que l'indépendance monétaire du pouvoir national ne signifie nullement l'indépendance des pressions exercées par des autorités supranationales, et notamment de la très influente et très discrète Banque des règlements internationaux (BRI). Autrement dit, et en me basant sur les analyses de certains courants de la pensée économique, l'indépendance d'une banque centrale d'un pouvoir politique national, aussi légitime et justifiée soit-elle, ne constitue in fine qu'une illusion institutionnelle.