L'affaire de l'assassinat de Lotfi Nagdh continue de déranger. Le non-lieu prononcé il y a une semaine, 4 ans après l'assassinat du coordinateur général de Nidaa à Tataouine, a donné un bon coup de pied dans la fourmilière. Alors qu'il a été applaudi par les uns, il a été pour les autres une occasion de remettre en cause les fondements même de la justice et de susciter une déferlante de procès politiques et médiatiques. L'épouse du défunt évoque même une « diya » proposée par certains accusés dans l'affaire. Plusieurs zones d'ombre persistent aujourd'hui. « Lotfi Nagdh n'est pas seulement le martyr de Nidaa Tounes, mais celui de la Tunisie et de tous les Tunisiens », a déclaré le chef du gouvernement, Youssef Chahed, à l'ARP, vendredi 18 novembre. Une allocution qui lui a valu une standing-ovation de la quasi-majorité des élus ayant applaudi ses propos tenus contre « la violence impunie et les milices qui tentent de diviser les Tunisiens et de propager des discours de peur et de haine ». Si certains se sont sentis obligés de se lever « pour faire bonne figure », face à l'opinion publique, d'autres se sont abstenu. Parmi eux, des membres d'Ennahdha dont Ali Laârayedh. Ali Laârayedh, qui semblait visiblement contrarié par les propos de Youssef Chahed, était ministre de l'Intérieur au moment des faits (entre décembre 2011 et mars 2013). Il est donc en tête de liste de ceux qu'on accuse aujourd'hui d'avoir non seulement propagé mais aussi laissé régner, dans l'impunité totale, un climat d'insécurité et de violence.
Car en plus d'être une affaire judiciaire, l'assassinat de Lotfi Nagdh est, aujourd'hui encore, une affaire aux relents politiques. Ceux qui étaient au pouvoir à l'époque, et qu'on accuse aujourd'hui d'être indirectement responsables du lynchage du 18 octobre 2012, sont ceux qui ont applaudi le verdict prononcé lundi et en ont profité pour tancer leurs adversaires politiques. Imed Daïmi, ancien secrétaire général du CPR (membre de la Troïka) a écrit ceci sur sa page Facebook, en prenant soin de ne pas mentionner le nom de Lotfi Nagdh : « ce procès a permis de briser le mythe Nidaa Tounes, la plus grande supercherie de l'histoire de la Tunisie, mais aussi de donner une preuve que la justice est entrée dans une phase d'indépendance, loin des tiraillements politiques et partisans ». Les détracteurs de Nidaa Tounes vont même jusqu'à dire que la réputation même du parti est bâtie sur l'assassinat de Lotfi Nagdh. Un drame qui aurait, selon eux, permis à un parti, nouveau sur la scène politique, de se créer une histoire, une image de victime et, ainsi, une popularité. Aujourd'hui même, lors d'une réunion du comité de salut de Nidaa Tounes, des membres dirigeants ont annoncé que « l'heure est venue au parti de se restructurer ». Ridha Belhaj souligne, dans ce sens, que « Lotfi Nagdh a redonné l'occasion au Nidaa de s'unir et de s'organiser comme c'était le cas en 2012 ».
Force est de constater que les réactions qui se sont multipliées sur la scène politique, après l'annonce du verdict, étaient étroitement liées à l'appartenance politique de ceux qui les émettaient. Les membres de Nidaa Tounes ponctuent souvent leurs interventions d'allégations sentimentalismes en revenant sur « la souffrance et le calvaire de la veuve et des orphelins ». Leurs détracteurs applaudissent un verdict rendu par une « justice indépendante et impartiale ».
Bien souvent, du moins dans le rang de ceux qui dénoncent le procès, la justice est en cause. Une justice mise à mal après le verdict et que de nombreux commentateurs de l'actualité politique accusent d'être « impartiale » et « politisée ». Hamma Hammami, porte-parole du Front Populaire, parti de l'opposition aussi bien actuelle que du temps de la Troïka, a affirmé que la justice n'est toujours pas réformée et reste impuissante, « la justice tunisienne n'est pas capable de trancher dans les affaires de meurtre, et plus particulièrement les assassinats politiques, en toute objectivité, neutralité et indépendance ». La déclaration de Hamma Hammami n'a pas été la seule dans ce sens. Elle fait partie d'un ensemble d'autres réactions données suite à l'annonce d'un verdict très critiqué. On a entendu des slogans pareils sur les plateaux TV : « Il s'agit d'une journée noire pour l'indépendance de la magistrature », « c'est un scandale d'Etat », « la justice obéit à des directives». Certains sont même allés jusqu'à dire que « des Daechiens existent parmi les magistrats ».
Une réaction « à chaud » et motivée par des « un sentimentalisme exacerbé », selon certains, ce qui n'a pas été du goût des magistrats tunisiens. Dans un communiqué publié vendredi, l'AMT (Association des Magistrats tunisiens) a dénoncé « les campagnes visant la magistrature et les magistrats, mettant en doute leur indépendance et honnêteté, les traitant des pires noms et les accusant de suivre des agendas politiques et partisans » tout en mettant en garde contre « les graves écarts commis par certains partis politiques et élus du Parlement qui ont participé aux procès médiatiques et à la politisation de l'affaire » et pointant du doigt « les dangers de la manipulation de l'opinion publique contre les magistrats, sans connaissance des différents détails de l'affaire et sans avoir l'expertise nécessaire pour commenter objectivement et juridiquement les verdicts rendus ». En cause dans cette guerre médiatique, judiciaire et de l'opinion publique, deux rapports complètement contradictoires des médecins légistes. En cause également des images propagées les jours qui ont suivi les faits qui ne seraient même pas celles du défunt Lotfi Nagdh, révèle sa veuve récemment aux médias. Plus encore, la plainte même ne serait pas adéquate avec la nature du crime. Pour mieux comprendre, en dehors des tiraillements politiques, le magistrat Ahmed Souab livre sur le plateau de Myriam Belkadhi, un diagnostic « scientifique » de cette affaire. Le magistrat explique que, si tout porte à croire qu'il y a eu un crime de foule, c'est au niveau de la plainte déposée que les choses coincent. «Les faits sont là. Des personnes sont sorties manifester et ont porté des pancartes et scandé des slogans en faveur de l'épuration [du RCD] il n'y a aucun doute dans les faits commis, mais c'est la qualification même de ces faits et leur appréciation qui est déséquilibrée ». Autrement dit, si les faits reconnaissent que Lotfi Nagdh a été réellement tué lors d'un mouvement de foule, c'est la nature de la qualification de ces faits et de la formulation de l'accusation qui font que les accusés ont été tous libérés aujourd'hui, à savoir que les accusés ont été accusés d'assassinat avec préméditation alors que c'est l'article 209 du code pénal qui aurait dû servir de référence. Cet article énonce ce qui suit : « les individus qui ont participé à une rixe au cours de laquelle ont été exercées des violences ayant entraîné la mort dans les conditions prévues à l'article précèdent encourent, pour ce seul fait, un emprisonnement de deux ans, sans préjudice des peines portées contre l'auteur des violences ». Une bourde judiciaire donc ? Certains vont même jusqu'à crier à la manipulation. Un élément, et non des moindres, a été brandi par la veuve Nagdh, 4 ans après son assassinat. Les accusés lui auraient proposé le paiement ce qu'on appelle une « diya », une somme d'argent qu'offrent généralement les tueurs à la famille de la victime. Cette proposition, si elle se vérifie, constituerait un aveu incontestable de culpabilité. Mais cette révélation n'a pas encore été commentée, par l'une ou l'autre des parties, à l'heure actuelle. Ce sera à la justice de trancher. Il faut savoir que la justice n'a pas encore, définitivement du moins, tranché dans l'assassinat de Lotfi Nagdh. Ce verdict est encore sujet à appel. Il s'agit, à l'heure actuelle, d'un jugement en première instance.
« Il faut savoir ce qu'on veut : l'indépendance de la justice ou son asservissent […] », s'indigne le député du Courant démocratique, Ghazi Chaouachi. « Ceux qui accusent la justice aujourd'hui d'indépendance ne peuvent critiquer le verdict uniquement car il ne leur plait pas. N'importe quel citoyen qui n'obtient pas gain de cause, peut mettre en doute l'indépendance de la justice. Si on n'a plus confiance en la justice, c'en est fini de l'Etat de droit et des sociétés », ajoute-t-il.
Que la justice ne soit pas encore totalement indépendante ceci est un fait sur lequel les deux parties semblent s'accorder. Les magistrats eux-mêmes sont conscients d'avoir perdu une partie de leur crédibilité et l'Etat a aussi contribué à cette purge. Le chemin qui mène vers une justice totalement indépendance reste long et les moyens mis à sa disposition pour y arriver ne semblent pas suffire à l'heure actuelle. Ceci dit, n'est-il pas dangereux de mettre en doute l'indépendance des magistrats en fonction des verdicts prononcés et d'en débattre, à chaud, sur les plateaux tv ? Cette affaire a eu lieu dans un contexte très particulier de violences d'assassinats et d'instabilité politique. « Tout le jeu est biaisé ». C'est rien de le dire. Le verdict rendu en appel permettra de trancher et marquera un tournant aussi bien politique que judiciaire.