Cette période transitoire, où les trois présidences ne sont pas encore tout à fait installées, est propice aux jeux de positionnement et à l'élargissement des prérogatives. La désignation de Habib Jamli en tant que chef du gouvernement par Ennahdha vient confirmer un changement profond, mais imperceptible dans le paysage politique tunisien : le pouvoir déserte la Kasbah pour aller au Bardo. Par le Bardo, il faut entendre la présidence du parlement en la personne de Rached Ghannouchi, et non l'institution qu'est l'assemblée. Si le pouvoir avait réellement migré vers l'institution ce ne serait qu'un juste retour des choses. Mais ce n'est pas le cas actuellement. Devant le vide laissé par les autres présidences, Rached Ghannouchi est en train de se saisir de certains dossiers et de parler au nom de l'Etat tunisien.
Le président de l'Assemblée des représentants du peuple a reçu en quelques jours les ambassadeurs de Palestine, Arabie Saoudite, Algérie, Turquie et Italie. Pour un nouveau président du parlement, ces rencontres peuvent être tout à fait légitimes puisqu'il s'agit d'une première prise de contact d'un côté et cela sert à transmettre les félicitations d'usage des présidents étrangers au nouveau chef du Bardo. Cela pourrait s'arrêter là et il n'y aurait pas matière à polémiquer. Toutefois, c'est la teneur des discussions avec les ambassadeurs qui pose des questions quant à un éventuel dépassement de prérogatives. Prenons l'exemple de la rencontre avec Lorenzo Fanara, ambassadeur d'Italie en Tunisie. Si l'on se base sur le communiqué officiel émis par l'ARP suite à cette rencontre, on constate que certains sujets sensibles ont été abordés, sans pour autant que Rached Ghannouchi dispose de la moindre autorité en la matière. Le président du parlement a « exprimé la volonté de la Tunisie d'augmenter le nombre d'étudiants italiens en Tunisie, en soulignant l'augmentation du nombre d'étudiants tunisiens en Italie ». Cette « volonté » n'a pas à être exprimée par le président de l'ARP, si tant est qu'elle existe. Au mieux, il ne peut s'agir que d'un éventuel programme de coopération entre ministères. En tout cas, il s'agit d'une décision qui revient, normalement, au gouvernement dans le cadre d'une vision plus globale des relations tuniso-italiennes.
Lors de la même rencontre, un autre sujet a été abordé. Rached Ghannouchi a également évoqué la volonté de la Tunisie de participer au congrès de Berlin sur la Libye et il a ajouté que la Tunisie se tenait à égale distance des deux belligérants en Libye et que la solution doit être pacifiste, basée sur le dialogue. Un ministre des Affaires étrangères n'aurait pas fait mieux ! Mais il est tout de même clair qu'il ne s'agit en aucune façon du rôle du président du parlement d'évoquer des sujets de politique extérieure en se faisant le porte-voix d'une position officielle de la Tunisie. La diplomatie est un monde de codes et de subtilités qui sont tout à fait étrangères à Rached Ghannouchi. La politique extérieure de la Tunisie est la prérogative reine du président de la République, Kaïs Saïed. Ce dernier s'est seulement donné la peine d'envoyer des lettres par jet privé à plusieurs autres présidents de pays frères et amis. Il est vrai qu'il laisse un vide que Rached Ghannouchi s'empresse de remplir, mais ce n'est pas son travail.
Il est clair que l'épicentre politique de la scène tunisienne devient la coupole du Bardo et plus précisément Rached Ghannouchi. Du côté de la Kasbah, Ennahdha a placé un technocrate qui lui fait allégeance et qui ne dispose d'aucune dimension politique pouvant titiller l'hégémonie de Rached Ghannouchi. Du côté de Carthage, on ne sait pas encore si le président de la République est isolé ou s'il s'auto-isole d'une scène politique qu'il avait largement fustigée durant sa campagne. On ne discerne pas non plus de fil conducteur dans ses premières actions en tant que président, entre une visite inopinée à Ouerdanine suite à certaines rumeurs et une visite non annoncée dans un lycée au Krib.
Cette double absence au niveau politique laisse le champ libre à Rached Ghannouchi pour étendre ses prérogatives et surtout pour réguler, à sa guise, le rythme politique du pays. Habib Jamli n'a pas l'envergure pour lui tenir tête et Kaïs Saïed n'a pas l'expérience pour pouvoir le faire. Rached Ghannouchi devient de facto le métronome de la vie politique de la Tunisie. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? L'avenir nous le dira. Pour l'instant, il est utile de s'arrêter sur une célèbre phrase de feu Béji Caïd Essebsi : Si tu as le champ libre, fais ce qu'il te plait !