Il y a une technique que les journalistes qui se respectent, spin doctors et experts en communication connaissent parfaitement : quel message reste-t-il dans la tête des gens après la fin de l'article, du spot de pub ou du discours politique ? C'est à partir de ce point là qu'on mesure l'efficacité d'un discours ou d'un article. Que reste-t-il du speech de douze minutes du président de la République Kaïs Saïed prononcé mardi 17 mars, tard le soir ? Un grand retard, un arabe littéraire inintelligible, un ton monocorde rébarbatif, beaucoup (mais beaucoup !) de verbiage et un couvre-feu totalement inédit et incompréhensible. Alors voilà, on a beau avoir lu et écouté les discours des présidents et premiers ministres des pays touchés par le coronavirus, on a beau avoir dévoré les études et recommandations des scientifiques spécialisés, nous n'avons pas réussi à trouver une trace de couvre-feu. Aucun pays ne l'a décrété et il y a certainement une raison : non seulement le couvre-feu est inutile, mais il est en plus dangereux. Dans tous les discours prononcés, il y a eu systématiquement une annonce d'un accompagnement économique de l'Etat au profit des entreprises touchées par la crise et au profit des personnes défavorisées. Et si tous les dirigeants des pays développés ont annoncé de telles mesures économiques fort budgétivores, c'est qu'il y a bien une raison : empêcher l'économie de leurs pays de sombrer. Chez nous, Kaïs Saïed a juste fait preuve d'une ignorance totale du b.a.ba de l'économie et a tenu à étaler son ignorance devant tout le monde, il a parlé de mesures économiques comme le rééchelonnement des dettes ! Sauf que personne n'a demandé cela et l'Etat n'a pas de pouvoir sur les banques pour leur imposer cela. Le problème est pire et plus complexe monsieur le président ! Il a demandé un effort et de la solidarité aux citoyens leur demandant de mettre la main à la poche pour alimenter un fonds (encore un !) de soutien au ministère de la Santé. Si les pays développés n'ont pas créé ce fonds et ont, au contraire, injecté de l'argent dans l'économie, c'est qu'il y a bien une raison : donner du pouvoir d'achat aux citoyens. Donald Trump réfléchit carrément à envoyer un chèque de mille dollars à chaque Américain. Dans sa chronique radiophonique de ce matin, mercredi 18 mars 2020, sur RTL, François Lenglet a fait le point : « En France, 300 milliards de garanties bancaires sont prévues pour les entreprises, et 45 milliards d'euros pour le soutien à l'économie. En Espagne, c'est 100 milliards de garanties et 100 milliards de relance. Au Royaume-Uni, 350 milliards de garanties sont prévus, en Allemagne ce sont 400 milliards et ce sont plus de 1.000 milliards qui ont été annoncés ce mardi 17 mars au soir. 200 milliards ont été ajoutés dans la soirée, par rapport aux 800 milliards prévus dans l'après-midi (…) Au total, ce sont 2.500 milliards d'euros qui ont été promis, soit en garanties de prêts, soit en actions de soutien à l'économie sur ces seules dernières 48 heures. »
Ceci est un fait, Kaïs Saïed n'a pas de bons conseillers économiques et on doute qu'il ait de bons conseillers tout court. Ni sa très discrète cheffe de cabinet n'a d'expérience de ce qu'est un homme d'Etat et un cabinet ministériel et encore moins sa conseillère en communication qui ne sait pas encore qu'on est en 2020. Il est à parier que cette dernière sélectionne sa revue de presse et le prive des analyses politiques et économiques qui lui déplaisent. C'est la seule explication qu'on trouve à cet autisme présidentiel ! A défaut de lire les critiques, les analyses, les éditos et les chroniques, qu'elle lise et lui fasse lire au moins la page Facebook de l'économie vulgarisée (الاقتصاد بالفلاقي), peut-être qu'ils comprendront aussi un peu du b.a-ba de ce qu'ils devraient tous les deux savoir.
Que se passe-t-il à Carthage, que se passe-t-il dans la tête de Kaïs Saïed pour qu'on soit arrivés à un tel degré d'inconscience politique par rapport à la dangerosité de ce qui se passe dans le pays et dans le monde ? Pour qu'on en arrive à ce que le discours du président français de la République soit applaudi en Tunisie (et pas uniquement dans la principauté de la Marsa), alors que celui du président tunisien soulève des critiques et inquiétudes avec un contenu à 80% vide de sens et inutile ? Dans son discours du vendredi 13 mars, le chef du gouvernement Elyes Fakhfakh a annoncé une série de mesures auxquelles une majorité de Tunisiens a adhéré. Dans son discours du lundi 16 mars, le même Elyes Fakhfakh a pris une nouvelle série de mesures qui étaient en deçà des attentes certes, mais qui étaient sensées et efficaces. Il a dit ce qu'il y avait à dire, en moins de dix minutes, et a promis une suite, notamment en ce qui concerne le plan de soutien économique. Nos deux patrons des patrons (Samir Majoul et Tarak Cherif) sont sur le coup et font le lobbying nécessaire pour que leurs recommandations soient entendues par le chef de l'exécutif. Fait très rare, même la centrale syndicale a apporté son soutien aux entreprises, consciente qu'elle est du gros danger que représentent leur réelle fragilité et leur hypothétique faillite. Ces deux sorties médiatiques et plus ou moins rassurantes d'Elyes Fakhfakh ont déplu à Kaïs Saïed, privé soudain du rôle qu'il s'imagine du président de la République. Il le lui a d'ailleurs dit en le recevant lundi 16 mars : « il est nécessaire que chaque pouvoir respecte ses prérogatives et ne piétine pas celles des autres avec des surenchères politiques ». Au sommet du pouvoir, on a donc une guéguerre de prérogatives entre les deux têtes de l'exécutif et celui du législatif. Le vice-président de l'assemblée n'a d'ailleurs pas mâché ses mots en appelant Rached Ghannouchi, Kaïs Saïed et Elyes Fakhfakh à dépasser leurs différends ! Ainsi donc, le monde se bat contre une pandémie et notre président de la République joue à « qui a le droit de dire quoi » ! Il prend le pays en otage avec sa mesure inédite, aberrante et dangereuse ! Il prend le risque d'avoir des morts sur la conscience et on doute fort qu'il soit conscient de ce danger, tant il s'est entouré de "demi-experts et faux sachants". Paradoxalement, il a bien reçu le ministre de la Santé, le ministre de l'Intérieur, le président du patronat et le secrétaire général de la centrale syndicale ! Les a-t-il écoutés ? On doute fort au vu de son discours et de sa décision dangereuse du couvre-feu, sa demande d'aide aux contributions des Tunisiens (alors que c'est l'Etat qui doit aider les Tunisiens) et l'absence totale d'une quelconque mesure au profit des entreprises (qui assurent les salaires de millions de Tunisiens) !
Que va-t-il se passer maintenant ? A cause de ce couvre-feu de 18h, qu'aucun pays n'a encore décrété, les administrations, les sociétés et les supermarchés vont devoir fermer avant 16h. Tout ce beau monde va se ruer sur les transports en commun durant ce laps de temps entre 16h et 18h. Les routes seront naturellement embouteillées, ce qui veut dire que les personnes entassées dans les bus et métros vont passer encore plus de temps sur la route. Avant cela, les citoyens vont devoir se ruer dans les commerces, marchés et supermarchés avant leur fermeture pour s'assurer de leurs besoins en denrées alimentaires, pharmaceutiques et autres durant le confinement, le tout dans l'urgence et la précipitation. Ceci générera automatiquement des foules entières, c'est inévitable ! Les conséquences sont faciles à deviner et il ne restera plus à Kaïs Saïed qu'à évoquer le prophète pour qu'une grosse catastrophe épargne la Tunisie par sa faute et sa seule faute ! Il a d'ailleurs déjà évoqué le prophète dans son discours, ce qui en dit long sur son état d'esprit et sa rationalité ! Qu'aurait-il dû faire ? Kaïs Saïed aurait dû rester au dessus de la mêlée comme l'exigent les textes constitutionnels et laisser Elyes Fakhfakh faire son travail. Il le faisait bien jusque là ! Il aurait dû écouter (et non entendre) et comprendre ce que lui ont dit Elyes Fakhfakh, Samir Majoul et Noureddine Taboubi. Ce qui aurait dû être fait ? Les mesures de confinement suffisent jusque là et les Tunisiens ont montré suffisamment de civisme et de discipline ces derniers jours. C'était la recommandation donnée par les conseils scientifiques et les véritables experts dans plusieurs pays développés et il fallait la suivre. Il fallait prendre des décisions économiques urgentes pour injecter du cash dans l'économie nationale et non demander « dinar dinar » aux Tunisiens. C'était la recommandation donnée par les plus grands experts mondiaux et appliquée par TOUS les pays développés et il fallait juste la suivre. Kaïs Saïed aurait dû laisser Elyes Fakhfakh diriger tout cela, car cela entre dans les prérogatives du chef du gouvernement. S'il tient tant à sortir publiquement, il pourrait le faire avec un discours rassurant et en appuyant le gouvernement dans sa démarche qui allait, jusque là, dans le bon sens ! Mais quand on a un président qui s'inspire plus de Omar El Khattab et du prophète Mohamed que des experts de son pays, nous n'avons plus que la prière pour échapper à une grosse catastrophe avec son couvre-feu !