Par Mohamed Larbi BOUGUERRA « Ce fut le règne des statistiques, statistiques plus ou moins fantaisistes, destinées uniquement à jeter de la poudre aux yeux et à endormir la vigilance d'un peuple trop crédule ». Habib Bourguiba, "La Tunisie et la France. Vingt-cinq ans de lutte pour une coopération libre", Julliard, Paris, 1954, p.33. Je regardais ces gens s'époumoner samedi 30 mai sur l'Avenue et sur les marches du Théâtre municipal. J'étais perplexe face à cette mauvaise comédie, face à cette naïveté... et face à la crasse ignorance ou au parfait cynisme de leurs commanditaires «boulitiques». « Des mains invisibles » derrière ces manifestants qui prétendent que le sol de notre pays recèle de « prodigieuses réserves de pétrole »? Il va de soi que nul ne s'oppose à la transparence et au suivi des opérations des multinationales du secteur. Les contrats doivent être rendus publics. La bureaucratie et la corruption doivent être combattues, car nul ne peut nier le développement inégal de nos régions mais, de grâce, ne devenons pas ces « hommes avares, ambitieux et méchants » dont parle Jean-Jacques Rousseau dans « Discours sur l'inégalité » ! Comme nul ne peut nier que la confiance est une denrée bien rare sous nos cieux — en dépit de l'article 13 de la Constitution — mais comment imaginer que, jusque-là, cette manne a échappé à l'avidité du colonisateur français — qui a pourtant découvert dès 1883 le phosphate* — et à la perspicacité des géologues ? Catastrophes climatiques en série Ces gens ne saisissent pas l'évolution qui se produit dans le monde à propos des questions énergétiques en général et de l'utilisation des hydrocarbures fossiles en particulier. Ils n'ont donc jamais entendu le slogan lancé par des millions d'écologistes : « Laissons le charbon, le gaz et le pétrole dans le sol » ? Ils n'ont donc jamais entendu parler du réchauffement climatique provoqué par l'effet de serre consécutif à l'émission de gaz carbonique provenant de la combustion du charbon, du pétrole et du gaz ? Ces gens qui réclament des hydrocarbures n'ont donc pas entendu les spécialistes du climat du Giec qui annoncent de gros risques pour la planète entière en cas de réchauffement de plus de 2°C par rapport à l'ère préindustrielle? Il serait en effet quasi impossible aux humains mais aussi à la faune, à la flore, aux écosystèmes (mangroves, bancs de coraiI...) de s'adapter à ces températures. Pour ne rien dire de l'élévation du niveau de la mer ! Il est clair que ces manifestants n'ont jamais entendu parler de la terrible sécheresse qui sévit actuellement en Californie, l'Etat le plus peuplé des Etats-Unis avec 38 millions d'habitants et celui qui fournit la moitié des fruits et légumes consommés par les Américains. «Le réchauffement climatique n'est pas un canular», a déclaré Jerry Brown, le gouverneur de la Californie, un homme qui est loin d'être un écologiste dans cet Etat où la consommation effrénée et le luxe tapageur poussent à la démesure. La sécheresse exceptionnelle y atteint pourtant des sommets d'où des mesures drastiques prises par l'Etat. La consommation d'eau en milieu urbain devra diminuer de 25 % par rapport au niveau de 2013. D'autre part, des inondations cataclysmiques ont fait 21 morts au Texas et ailleurs. On est bel et bien face à des « catastrophes climatiques ». En Inde, une épouvantable vague de chaleur a fait 2.300 victimes et la capitale suffoque. Au Burkina-Faso, Le Monde évoque « les vents fous du réchauffement » alors que les arbres se raréfient et que le climat sahélien s'étend, ensablant les cultures et les habitations et provoquant la malnutrition. (Le Monde, 31 mai-1er juin 2015, p. 6). Le réchauffement est loin d'être un canular. Le président Obama et le président chinois Xi Jinping ont signé, en novembre 2014, un accord sur les plafonds d'émission de CO2 jusqu'en 2030. C'est dire le sérieux de la question ! Car ces deux superpuissances commencent à sentir le vent du boulet du réchauffement climatique et de ses effets désastreux chez eux-mêmes si aujourd'hui l'Américain consomme quatre fois plus d'énergie que le Chinois. En France, un Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique» (Onerc) a été créé dès 2001. Du reste, 72% des Français sont d'avis que le changement climatique aura un « impact important » sur leur vie quotidienne (Le Monde, 4 juin 2015, supplément « Vivre ensemble », p.2). En Europe, la décennie 2002-2011 a été la plus chaude depuis que l'on dispose de données météo (températures moyennes du sol dépassant de 1,3 °C la moyenne de la période « préindustrielle » — avant l'invention de la machine à vapeur de James Watt et l'utilisation de la houille — et qui pourraient, après 2050, dépasser de 2,5 à 4 °C la moyenne des années 1961 - 1990). Avec des conséquences dramatiques pour l'Humanité et tout le Vivant. Elargissons nos horizons Même les banquiers commencent à se détourner des combustibles fossiles. Or, conseille Voltaire, «Si vous voyez un banquier sauter par la fenêtre, n'hésitez pas. Sautez derrière lui ; vous pouvez être sûr qu'il y a quelques profits à prendre». C'est ainsi que Mark Carney, le gouverneur de la Banque d'Angleterre, a lancé, lors de la réunion annuelle en 2014 de la Banque Mondiale que « la plus grande partie des réserves de combustibles fossiles n'est pas à brûler » si nous souhaitons garder au-dessous de 2°C l'augmentation de la température du globe. (Larry Elliot, « Can the global economy survive without fossil fuel? », The Guardian Weekly, 24 avril 2015, p. 26-29). De son côté, Shell vient de racheter British Gas (présent à Kerkennah par exemple) pour 60 milliards d'euros (plus de 120 milliards de DT) car le gaz est moins polluant et peut très vite prendre le relais des éoliennes sevrées de vent ou des centrales solaires la nuit. Quant à Total, il fait une publicité où il affirme son engagement pour une énergie meilleure (commited to better energy ) et notamment pour le solaire. De plus, doté de 840 milliards d'euros tirés en grande majorité des revenus du pétrole, le fonds souverain norvégien pourrait se retirer du capital de toute entreprise dont le charbon représente plus de 30% de l'activité ou du résultat. Cette décision majeure — prise le 27 mai 2015 sous la pression de la société civile — devrait être entérinée par le Parlement norvégien début juin. Les manifestants pour le pétrole doivent regarder un peu plus loin que les dunes du Sahara. Ils doivent ouvrir aussi un autre « dossier » pour être en phase avec ce qui se passe dans le monde : on est en effet à six mois de la 21e conférence COP21 de l'ONU sur le changement climatique qui se tiendra à Paris fin novembre-début décembre 2015. Les négociations ont repris le 1er juin à Bonn, suite à la Conférence de Lima, sur les propositions de chacun des 193 pays membres de l'ONU. Il s'agit essentiellement de réduire les émissions issues de la combustion des énergies fossiles. Or, les négociations entre Etats ont commencé en 1992 et depuis, les émissions ont crû de 60%. Mais les négociations patinent : la ministre de l'Ecologie française, Mme Ségolène Royal — qui chapeaute cette énorme messe qui se tiendra au Bourget, près de Paris — fait preuve d'un optimisme mesuré (Le Monde, 2 juin 2015, p. 6). Pierre d'achoppement : en 2009, les Etats riches — responsables de la plus grande partie des émissions de gaz carbonique et des autres gaz à effet de serre depuis l'aube de l'ère industrielle et de l'emploi de la houille, de la lignite, de la tourbe et de l'anthracite — ont promis de verser 100 milliards de dollars par an d'ici 2020 aux pays du Sud via le Fonds vert pour le climat de l'ONU. Pour l'instant, 9,2 milliards de dollars ont été versés et seuls 4 milliards ont été convertis en contributions. L'effort des pays riches est bien insuffisant et sans énergie, point de développement chez les pauvres....guère responsables du réchauffement ! Le succès de la réunion de Paris repose sur les riches en fait : il faut qu'ils montrent aux PVD qu'ils veulent stopper le réchauffement en les encourageant à réduire la consommation de carburants fossiles et à se tourner vers le solaire, l'éolien, la biomasse...Ce qui nécessite des fonds. Pour bien des experts, les pays riches doivent donner l'exemple : ainsi, les Etats Unis devraient fixer une date à laquelle 50% de leur consommation d'énergie viendrait des énergies renouvelables et ils pourraient aussi décider d'interdire l'utilisation domestique du charbon et son exportation pour une date donnée. Et si on lançait la révolution énergétique tunisienne? Exiger du gouvernement transparence et publicité des contrats pétroliers est légitime mais la société civile peut lancer aussi sa propre production d'énergie. Comptons sur nos forces, travaillons et prenons nos responsabilités en faisant de l'économie sociale et solidaire ! En effet, un peu partout en France, des citoyens créent des coopératives de production d'énergies renouvelables. Le quotidien parisien l'Humanité (2 juin 2015) rapporte qu'une coopérative d'éleveurs de l'Aveyron produit la consommation de 400 maisons grâce aux panneaux solaires sur les étables. Des initiatives de ce genre fleurissent tant en France qu'ailleurs en Europe. Elles créent aussi des emplois comme le prouve le projet Bégawatts avec ses quatre éoliennes dans le Morbihan, en Bretagne. « L'énergie citoyenne » est en effet consacrée par le projet de loi sur la transition énergétique en France. C'est ainsi que la coopérative Enercoop en France compte 85 producteurs d'énergies renouvelables. Au Danemark, 2165 Kwh d'énergie renouvelable sont produits par habitant. En Espagne, face à l'explosion des tarifs, on assiste à l'éclosion d'entreprises de distribution d'énergie verte sous forme de coopératives. Notre gouvernement, nos honorables députés et nos partis politiques semblent être à mille lieues de la question climatique. Ils ont tort car il faudra aller à Paris à la COP21, présenter des chiffres de réduction de nos émissions de CO2 comme l'ont déjà fait 37 pays et surtout que le changement climatique s'accélère. Prévenir vaut mieux que guérir, alors que tout montre « l'urgence de la mobilisation » sur la question climatique. Le philosophe Roger-Pol Droit écrit dans Le Monde du 4 juin 2015 : « Les conséquences prochaines du changement climatique vont toucher — pays par pays, région par région — l'habitat aussi bien que les transports, l'énergie aussi bien que la santé, le travail aussi bien que la consommation, sans oublier l'éducation, le tourisme, l'alimentation... et ainsi quantité de gestes de tous les jours ». Nos concitoyens et notamment ceux du Sud — qui rêvent de pétrole et de gaz — devraient prendre exemple sur ces réalisations et s'impliquer dans le solaire, la biomasse et l'éolien. Les énergies renouvelables ont produit 25,8% de l'électricité allemande en 2014. Un record atteint grâce au bond de 14% dans le secteur solaire. L'Allemagne est évidemment bien moins ensoleillée que notre pays ! Et pourtant... Quand les hommes comptent sur eux-mêmes et se prennent en charge, ils déplacent les montagnes dit l'adage populaire. Bien sûr, il faut des moyens...mais aussi de la persévérance et de l'entretien : dans la région de Sejnane, dans les années 1970, les Chinois ont installé des digesteurs dans les fermes qui ont fourni du gaz pour la cuisine, l'éclairage et le chauffage. Dans les années 1990, des chercheurs tunisiens ont essayé de produire des panneaux solaires dans un institut. Tout cela doit reprendre vie pour chasser les chimères « des prodigieuses réserves de pétrole » sous nos pieds. Nos concitoyens du Sud savent mieux que quiconque que les mirages sahariens n'ont aucune consistance et qu'ils peuvent être très néfastes, voire mortels. Un proverbe malabar cité par André Malraux in «La voie royale» avertit : « Celui qui regarde longtemps les songes devient semblable à son ombre ». *C'est dans le Sud tunisien que la méthode Schlumberger de sondage électrique des sols a été essayée en 1936. Elle n'avait pas réussi à mettre en évidence des hydrocarbures.