Par Soumaya MESTIRI Un décret organisant le déconfinement progressif à partir d'aujourd'hui 4 mai est paru samedi 2 mai au Journal Officiel. Il stipule notamment que les femmes mères d'enfants de moins de quinze ans ne sont pas concernées par ledit déconfinement et qu'elles devront donc (continuer de) se confiner chez elles pour s'occuper de leur progéniture. Hier, le gouvernement réagit en invoquant «une erreur dans la rédaction» dudit décret. S'il est vrai que «faute avouée est à demi-pardonnée», selon le célèbre adage, et malgré la justification quelque peu douteuse qui a été donnée par les services concernés, il me paraît intéressant de revenir sur cette malheureuse bourde, tant elle n'a, en soi, rien d'anodin. Prenons donc ce qui suit comme une expérience de pensée. Ce qui interpelle est d'abord la désinvolture qui informe la démarche ayant abouti à la promulgation dudit décret. Cette désinvolture se lit dans le fait de ne pas avoir estimé le kaléidoscope de situations existantes et d'avoir pensé la mère d'enfants de moins de quinze ans dans un schéma familial «classique», celui de la femme mariée, mais aussi d'avoir essentialisé cette même femme mariée en l'envisageant exclusivement comme femme au foyer. Commençons donc par les femmes mariées. Plutôt que de laisser aux femmes et à leurs hommes le choix de la reprise «publique» du travail, plutôt que de travailler à décliner ce choix de manière créative, l'on impose une solution facile mais dont les coûts sociaux, politiques et économiques sont exorbitants. Pourquoi, par exemple, ne pas avoir fait le choix de l'alternance professionnelle genrée des époux sur un mode qui resterait à définir, alors que le principe de l'alternance a déjà été mis en œuvre au moins deux fois, lorsqu'il a été question de penser une séance unique double mais aussi lorsqu'on a pensé faire travailler certains professionnels un jour sur deux sur la base du numéro de la carte d'identité nationale? Pourquoi ne pas avoir demandé à chaque ménage de décider par lui-même de qui «sortirait» travailler et de qui resterait à la maison? D'autant que la possibilité du télétravail donne encore plus de souplesse à cette configuration. Par ailleurs, les femmes mères ne sont pas toutes mariées, faut-il le rappeler. Elles peuvent être célibataires ou divorcées. Dans les deux cas, elles pourvoient aux besoins de leurs enfants de moins et de plus de quinze ans. Quoi qu'il en soit, et au-delà de cette typologie, les femmes, indépendamment de leur état-civil, sont aussi des Hommes comme les autres. Il leur arrive de s'épanouir dans leur travail, d'avoir une carrière. Elles ne vivent pas nécessairement leur métier comme une corvée ou simplement un moyen d'assurer sa subsistance. Elles veulent aller travailler et c'est là leur droit. Un droit constitutionnel. Mais il y a plus. Inversons maintenant le prisme. Exclure les femmes mères d'enfants de moins de quinze ans du déconfinement, c'est permettre aux femmes mères d'enfants de plus de quinze ans, mais aussi aux femmes qui n'ont pas d'enfants, d'aller travailler. Et donc d'être exposées aux dangers d'une contamination potentielle. Le message, qu'on le veuille ou non, est (aussi) bien là. Et la maladresse n'en change ni la teneur, ni la violence: femmes sans enfants, femmes d'enfants de plus de quinze ans, femmes rurales, jamais concernées par un quelconque confinement (et n'ayant donc pas besoin d'être déconfinées) parce qu'elles n'ont jamais été considérées comme êtres humains, vous n'êtes pas/plus des femmes. Est femme la mère d'enfants jeunes, celle qui doit élever/éduquer les générations futures. Celle qui doit être protégée. Car le patriarcat ne se manifeste pas simplement dans la volonté de cantonner les femmes à la sphère privée, en se fondant sur l'assignation sexiste bien connue selon laquelle la partition des rôles sociaux doit s'élaborer sur un mode exclusif: aux hommes le dehors, aux femmes le dedans. Non, le patriarcat, c'est aussi le paternalisme. La femme est un être fragile qu'il convient de ménager. Mais dans le même temps, et c'est cela qui est pernicieux, toutes les femmes ne peuvent se prévaloir de cette protection et en bénéficier. C'est aussi cela, l'autre morale de ce sinistre décret, une morale dont les manifestations se renouvellent avec une ingéniosité qui n'a d'égale que l'incurie de nos décideurs politiques. Dans tous les cas, ce qui transparaît clairement est sans nul doute la volonté de sacrifier. Sacrifier les femmes, soit dit sans drame aucun, et en toute objectivité. Sacrifier la femme mère de famille mariée qui travaille et qui a enfants de moins de quinze ans, sacrifier la femme divorcée, sacrifier la mère d'enfants en bas âge célibataire, sacrifier la femme ni mariée, ni mère qui tient à aller travailler. En politique, le sacrifice est l'arme de ceux qui cherchent des solutions de facilité et qui, surtout, n'ont pas de vision qui leur permette de se projeter. Dès lors, la confusion entre urgence et précipitation devient la règle. Une chose est sûre, quoi qu'il en soit: victimes du confinement avec la hausse des violences conjugales, les femmes sont à présent, par le truchement de ce décret, victimes du déconfinement ciblé. Un déconfinement qui n'a jamais aussi bien porté son nom. Soumaya MESTIRI: Professeur de philosophie politique et sociale à l'Université de Tunis