Huit ans après l'assassinat politique de Chokri Belaïd, des milliers de Tunisiens sont descendus hier dans les rues de Tunis pour réclamer la vérité sur sa mort. Mais le registre des revendications des manifestants a débordé cette cause débouchant sur plusieurs des promesses non tenues par les hommes politiques de l'après-14 janvier 2011. Notre reportage. Y compris du temps de Ben Ali, jamais le centre-ville n'a été autant quadrillé par d'aussi nombreux corps d'agents de sécurité bardés d'armes et de boucliers anti-émeutes: Unités d'intervention BOP, Groupes d'interventions spéciales (GIS), Unités nationales anti-émeutes (Unae), Brigades d'intervention spéciales (BIS), Brigades nationales d'intervention rapide (BNIR), police municipale, police judiciaire... Dans cette ambiance de ville sous haute surveillance, jalonnée de barrages et de blindés des agents de l'ordre et tissée de fil barbelé, accéder à l'ex Place des Droits de l'Homme, devenue Place Chokri Belaïd (Av. Mohamed-V) où devaient se réunir hier les manifestants à partir de 13h00 relevait du parcours du combattant. C'est une course d'obstacles qu'il a fallu pour enfin parvenir au Passage : les manifestants ont dû changer d'itinéraire afin de pouvoir affluer vers l'avenue Bourguiba via l'avenue de Paris. « Chokri est vivant » Sur leur chemin, ils ont scandé des centaines de slogans, certains datant de la révolution, tels « Travail, liberté, dignité nationale » ou encore « Le Peuple veut la chute du régime » et d'autres nouveaux, nés des dernières circonstances qu'a connues le pays depuis un mois, « Taht ezzliz takriz » (Sous le carrelage, la colère), « Change la Loi 52 », « Libertés, libertés, fini l'Etat policier », « Ô citoyen opprimé, pauvreté et famine se sont accrues », « Les syndicats de police sont des bandes de terroristes », « Si la famine est la loi, le vol devient justice », « Dignité et liberté pour les quartiers défavorisés »… Le rassemblement de ce samedi coïncide en fait avec l'anniversaire de l'assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013 devant son domicile, et de la vérité confisquée à propos de cet évènement dramatique, il a par ailleurs été convoqué par 66 associations, organisations nationales, initiatives collectives, coordinations de jeunes et partis politiques pour entre autres s'opposer aux menaces proférées le 1er février par des syndicats de police contre les manifestants du samedi 30 janvier sur l'Avenue Bourguiba. Si beaucoup de manifestants ont clamé leur deuil impossible de Chokri, « Chokri Hay » (Chokri est vivant) ont-ils martelé portant ses portraits et tenant des ballons à son effigie, la mobilisation a été aussi l'occasion pour les milliers de Tunisiens de tous âges d'exprimer leur colère contre le gouvernement et les violences de sa police, leur hostilité envers Rached Ghannouchi, chef historique d'Ennahdha, dont l'appareil sécuritaire parallèle est soupçonné d'avoir exécuté Belaïd. Ils ont également appelé à la libération des jeunes protestataires (1 500) interpellés lors des évènements nocturnes qui ont secoué plusieurs régions de la Tunisie depuis la mi-janvier, revendiqué l'égalité pour les femmes et les régions, réclamé l'abrogation de la Loi 52 criminalisant la consommation de cannabis, notamment après la condamnation le 21 janvier de trois jeunes en première instance à trente ans de prison, pour détention et consommation de cannabis dans les vestiaires d'un stade... C'est un véritable catalogues des promesses non tenues du pouvoir depuis dix ans et des occasions ratées pour faire de la Tunisie un véritable Etat de droit que les manifestants ont rappelé sur leurs affichettes, pancartes, banderoles et également à voix nue. « Empêchés de descendre sur l'avenue Bourguiba ce dernier 14 janvier, les gens profitent de cette occasion pour clamer leurs diverses frustrations. Personnellement, je suis là pour réclamer la vérité sur l'affaire Chokri Belaïd. A mon avis, il n'y a pas de contradiction entre les protestations d'aujourd'hui et ce triste anniversaire. Car ce qui se crie fait partie des slogans de Belaïd, notamment concernant la justice sociale, la lutte contre la marginalité et la précarité, l'égalité entre les citoyens et la liberté d'expression et de manifestation», affirme la magistrate Kalthoum Kennou. Un mouvement appelé à se structurer Sur l'avenue Bourguiba, la police empêche les manifestants de se rapprocher du ministère de l'Intérieur. A part quelques échanges nerveux entre les agents de l'ordre et les protestataires, l'ambiance est resté généralement bon enfant. Pas de dérapages, ni de provocations enregistrées entre les deux camps. Partis politiques de gauche, militants d'associations des droits humains, ONG féministes et Lgbt, groupements de jeunes indépendants, artistes, intellectuels, ultras des stades, jeunes des quartiers périphériques...un brassage des sensibilités, des genres et des tendances politiques a exprimé hier après-midi, dans les chants, les cris, les sifflets et les applaudissements un ras-le-bol quant à la situation politique et socio-économique du pays. « C'est un melting-pot multigénérationnel et multidimensionnel, un mouvement intéressant, qui devrait se structurer démocratiquement pour devenir un front de lutte capable de changer le système. Quelque chose pourrait émerger d'une telle mouvance véritablement arc-en-ciel, si elle recourait à un mode de gouvernance paritaire et horizontal », soutient Riadh Ben Fadhl, coordinateur général du parti El Kotb. Optimiste, enthousiaste et heureux, l'homme de gauche regarde admiratif naître devant ses yeux une possible alternative à la situation de crise politique, économique et sociale par laquelle passe la Tunisie dix ans après la révolution.