Par Pr Khalifa Chater Les analystes ont souvent fait valoir la donne pétrolière pour expliquer des faits de relations internationales importants. Ne revenons pas sur ces faits d'évidence, fussent-ils occultés par la diplomatie officielle. Conditionnant la vie de tous les jours, le pétrole est un grand enjeu international. Cela est aussi vrai pour les ressources importantes, les matières premières et les productions vivrières. Dans cet ordre d'idée, la donne géopolitique du blé ne peut être sous- estimée. Les risques de pénurie ou de surproduction qui suscitent les fluctuations de ses cours ont leurs effets sur les relations internationales, dans la mesure où ils affectent le quotidien et les conditions de vie. Or les risques d'envolée du prix du blé, qui a connu une très nette accalmie en 2008, semblent constituer “l'évènement de l'été sur les marchés financiers internationaux” (Christopher Dembik in Forex.fr, 6/8/2010). Il faut prendre la juste mesure de ce fait évoqué hâtivement par les médias comme simples conséquences des aléas climatiques. Les mutations de la carte géopolitique du blé : La culture du blé est longtemps restée confinée au bassin méditerranéen et à l'Europe. Rappelons que la Tunisie, qui était un grenier à blé, depuis l'antiquité, ravitaillait la France jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Mais ce commerce fut interrompu, lors des guerres franco-britanniques, sous la révolution et l'Empire. Le blocus continental qui s'en prit au commerce français en Méditerranée incita la France à compenser ce manque et à remplacer le Maghreb par l'Ukraine, érigée en nouveau grenier de l'Europe. A la fin du XIXe siècle, la culture du blé commença à reculer en Europe en raison de la généralisation de l'économie urbaine, du développement des moyens de transport et des moindres coûts de production outre-mer et dans les colonies. Cependant la culture du blé reprit son essor au cours du XXe siècle grâce aux progrès de la mécanisation, à la sélection de nouvelles variétés productrices et au développement de l'usage de fertilisants. Les Etats-Unis réalisèrent, dans ce domaine, des résultats spectaculaires, devinrent de grands exportateurs de cette denrée et durent faire face à des crises de surproduction. Les Etats-Unis restent actuellement le premier exportateur mondial du blé. Connaissant un développement agricole similaire, le Canada est un autre grand producteur et exportateur. Mais l'Amérique du Nord est désormais dépassée par l'espace formé par l'Ukraine, la Russie et le Kazakhstan. Ce qui atteste la dépendance croissante vis-à-vis de la région de la mer Noire, devenue un important fournisseur de blé sur les marchés mondiaux. Mais cette région est connue pour ses rendements irréguliers. Les aléas climatiques dans cette aire expliqueraient l'envolée du prix du blé et ses effets internationaux. Une pénurie annoncée : La Russie a annoncé la suspension de ses exportations, à partir du 15 août, jusqu'à la fin de l'année. La terrible sécheresse qui sévit en Russie, troisième exportateur mondial de blé derrière l'Union européenne et les Etats-Unis, a nettement amputé les récoltes. D'autre part, l'Ukraine a commencé à bloquer à la frontière certaines exportations avant d'envisager une éventuelle suspension temporaire. La canicule perturba, en effet, la production d'autres pays proches de la mer Noire. La Roumanie et le Kazakhstan ont souffert de précipitations importantes. Quant au Canada (4e exportateur), victime de fortes pluies ces dernières semaines, il a engrangé une récolte plus faible qu'à son habitude. Les récoltes en Europe de l'Ouest et dans des pays comme la France et l'Allemagne sont l'objet d'un repli. Situation d'exception, les Etats-Unis ont connu une très bonne année. L'impact sur les cultures des conditions météorologiques défavorables de ces dernières semaines a conduit la FAO à revoir à la baisse ses prévisions de production mondiale de blé pour 2010 : 651 millions de tonnes, contre 676 millions de tonnes annoncées en juin (Jean-Bernard Litzler, Le Figaro, 12 août 2010). Pour la première fois depuis deux ans, la consommation serait alors supérieure à la production. Cependant, tout en revoyant à la baisse ses prévisions de production de blé, la FAO considère que l'offre reste suffisante, puisque les stocks de blé restent élevés en dépit de la hausse des prix (rapport du 4 août). Après deux années consécutives de récoltes records, les stocks mondiaux ont été suffisamment reconstitués pour couvrir le déficit prévu de la production actuelle. Conséquence prévisible de la diminution de la production annoncée, le cours du blé subit une hausse importante (70% par rapport à juin). Après un pic à 232 euros la tonne, le prix de l'épi se maintient autour de 210 euros (Ibid). Le blé a atteint son plus haut niveau, tout en restant encore loin des 300 euros, record du printemps 2008. Cette augmentation rapide des prix suscite les craintes d'une répétition de la crise de 2007/2008. Au-delà d'une panique injustifiée: Les médias se sont empressés d'annoncer cette envolée des prix du blé et d'anticiper ses conséquences, risquant de susciter une panique, avec ses effets domino. Ces inquiétudes doivent certainement être redimensionnées. En dépit de la baisse de production de certains grands pays exportateurs, le marché mondial du blé reste nettement plus équilibré que lors de la crise alimentaire mondiale en 2007/2008, et les craintes d'une nouvelle crise alimentaire mondiale ne sont pas justifiées à ce stade, estime la FAO. Rien donc de comparable avec le «tsunami silencieux» de la crise de 2008. Nous devons d'autre part, dans nos lectures critiques, séparer la graine de l'ivraie, les faits objectifs et leurs représentations partisanes et intéressées. Ne perdons pas de vue que les spéculateurs financiers tirent des profits de la famine mondiale et qu'ils sont prompts à provoquer des paniques. Certains observateurs estiment que la hausse des prix des céréales en Russie est purement spéculative. Marc Tarabella, eurodéputé belge, accuse également la spéculation sur le marché mondial. "Certains spéculateurs, dit-il, ont décidé de parier sur une pénurie de blé qui n'existe pas !" (Déclaration du 13 août 2010 in www.rtbf.be). Mais sachons raison garder. Le marché du blé reste «nerveux». Mais la situation n'est pas catastrophique. On ne doit pas anticiper la crise de la récolte prochaine en Russie et en Ukraine, qui doivent effectuer leurs semailles dans les prochaines semaines. En attendant, estime Michel Portier, directeur du cabinet d'études d'Agritel, "les regards vont se tourner vers l'Argentine et l'Australie", appelées désormais à s'ériger en pôles importants de la géopolitique du blé.