Larbi Chouikha, professeur à l'Institut de presse et des sciences de l'information à l'université de La Manouba, et Eric Gobe, directeur de recherche au Cnrs et chercheur rattaché au Centre de recherche sur le Maghreb contemporain (Irmc), viennent de publier ensemble « L'Histoire de la Tunisie depuis l'indépendance »*. Un ouvrage qui a incarné pour eux un exercice difficile, une vraie gageure. En effet, comment synthétiser 60 ans d'histoire en moins de 150 pages ? Les auteurs s'en sortent magnifiquement bien. La densité du texte écrit à quatre mains ne donne que plus de force aux cycles de crises politiques successives, qui ont jalonné l'histoire du premier pays du « printemps arabe » pour aboutir à la révolution tunisienne de l'hiver 2010- 2011. Dans le cadre de la Foire du livre, l'ouvrage sera présenté par les deux auteurs à la librairie Millefeuilles, à La Marsa, aujourd'hui, à 17h. Qu'est-ce qui vous a motivés tous les deux pour écrire en 2015 un livre sur l'histoire de la Tunisie depuis 1956 à nos jours? Depuis la fin des années 1990 nous cosignons souvent ensemble des contributions communes portant sur des problématiques se rapportant à la sociologie politique de la Tunisie. Nous collaborons également depuis plus de dix ans à la rédaction de la « Chronique politique Tunisie » de « l'Année du Maghreb ». Nous avons décidé de mobiliser cette somme de productions et de réflexions afin de faire comprendre à un public relativement large la dynamique de la situation sociale et politique de la Tunisie depuis l'indépendance. Et l'occasion nous a été donnée par les Editions La Découverte, de rédiger un ouvrage prenant place aux côtés des livres de Benjamin Stora sur l'Algérie, et de Pierre Vermeren sur le Maroc dans la collection universitaire de poche « Repères ». Le cahier des charges de la collection est assez drastique : l'ouvrage ne devait pas excéder 128 pages, s'adresser principalement à un lectorat francophone de personnes intéressées par la Tunisie. Entre autres des étudiants et des journalistes désireux d'avoir accès à une analyse synthétique et concise sur la Tunisie indépendante. Cet exercice a eu quelque chose de frustrant dans la mesure où nous avons été contraints de renoncer à aborder certains aspects de l'histoire tunisienne : la politique étrangère, le mouvement étudiant, l'affirmation des femmes dans la vie sociale. L'objectif principal du présent livre est de présenter une histoire de la Tunisie permettant de comprendre les logiques qui ont présidé à la naissance d'un régime politique autoritaire, à sa pérennisation pendant plus d'un demi-siècle et à sa mise en échec le 14 janvier 2011. Le découpage chronologique qui structure l'ouvrage ne signifie pas pour autant que nous nous contentons de faire une histoire évènementielle. Dans une optique de sociologie historique du politique, il s'agissait pour nous d'intégrer la temporalité des phénomènes et des « évènements ». Les bornes chronologiques mises en valeur dans l'ouvrage correspondent à des moments de crise et parfois de rupture dans l'histoire de la Tunisie indépendante. Ces moments sont les symptômes d'une grave remise en cause du pacte social tunisien, c'est-à-dire d'un compromis implicite centré sur l'engagement de l'Etat à favoriser l'accès de la population à un certain bien-être matériel en échange de l'allégeance et de la passivité politiques. A l'origine, vous n'êtes pas historiens. Quelle démarche avez-vous suivie pour travailler sur un ouvrage qui s'intitule «Histoire de la Tunisie depuis l'indépendance»? Effectivement, nous avons tenté de mobiliser au mieux nos compétences académiques et notre formation de politistes pour proposer une sociologie historique du politique dans la Tunisie indépendante. Nous avons utilisé les notions et concepts forgés par la science politique pour comprendre les dynamiques historiques des régimes politiques incarnés successivement par les présidents Bourguiba et Ben Ali ainsi que la Tunisie post-Ben Ali. La question de l'autoritarisme du régime tunisien depuis l'époque de Bourguiba jusqu'à celle de Ben Ali traverse les deux premières parties de votre livre. Quels sont les mécanismes de l'autoritarisme tunisien? Pour appréhender les crises du système politique autoritaire issu de l'indépendance, nous sommes partis principalement de l'analyse développée par Michel Camau sur la crise du régime de Bourguiba dans les années 1980. Ce dernier propose plusieurs grilles de lecture des dynamiques historiques des régimes politiques incarnés successivement par les présidents Bourguiba et Ben Ali. Ces grilles et ces analyses nous paraissent particulièrement heuristiques pour comprendre le surgissement des mouvements protestataires de l'hiver 2010-2011. À cet égard, les concepts que Camau développe tels que « citoyenneté négative» et d'« allégeance passive et distanciée » de la population tunisienne vis-à-vis d'un Etat perçu comme la propriété d'un groupe particulier sont des outils intellectuels qui permettent d'analyser la manière dont s'est effritée la base de soutien du régime de Ben Ali. Dans une telle configuration, l'allégeance des gouvernés à l'égard des gouvernants était fragile car exclusivement liée à la capacité de l'Etat à créer les conditions d'une relative prospérité économique et à redistribuer les ressources matérielles contribuant au mieux-vivre de la population. Or, comme nous l'affirmions en 2000, « l'acceptation empreinte de scepticisme de l'ordre établi, caractéristique de la "citoyenneté négative", tout comme les manifestations de distanciation par rapport aux logiques institutionnelles, dissimulait un sentiment de suspicion dans les rapports gouvernants-gouvernés». Nous suggérions que cette acceptation sceptique pouvait « engendrer en situation de crise, une violence polymorphe». Aussi la base de légitimité du régime de Ben Ali paraissait de plus en plus friable. Qu'est-ce qui différencie le «règne» de Bourguiba du «système» Ben Ali? Il y a une continuité entre le régime de Bourguiba et celui de Ben Ali et rappelons que les instigateurs du 7 novembre 1987, y compris Ben Ali lui-même, font partie du sérail. À cet égard, la déposition de Bourguiba ne constitue pas un renversement du régime bourguibien, mais plutôt une continuation du régime institué à l'indépendance, sans Habib Bourguiba. A la différence toutefois, si le système politique instauré par le président Bourguiba était sous-tendu par un projet de société modernisateur et par la volonté démesurée de faire émerger un citoyen tunisien bien ancré dans sa modernité, le régime incarné par le président Ben Ali visait principalement à transformer le pouvoir en un instrument d'accumulation de richesses économiques au profit d'une famille et d'un clan. Nous montrons précisément la continuité entre les émeutes de 1978, de 1984 et de 2010-2011 en les analysant comme le résultat de l'incapacité des régimes autoritaires de Bourguiba et de Ben Ali à médiatiser les conflits d'une société en mutation, comme la crise d'un système clientéliste qui ne peut plus obtenir l'allégeance des gouvernés faute de ressources suffisantes susceptibles de contribuer au mieux-vivre des populations. Par quoi expliquez-vous l'effondrement, tout d'un coup à la fin de l'année 2010, du «pacte sécuritaire» imposé par l'ex-président Ben Ali ? L'idée du « pacte de sécurité tunisien » est développée par Béatrice Hibou dans son ouvrage «La force de l'obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie». Il est vrai que ce pacte de sécurité est une sorte de contrat social diffus, consistant dans « le bon fonctionnement d'une certaine société de consommation » et dans la garantie d'un « certain éthos, une certaine manière d'être et d'agir en société » qui relèverait du désir d'unité nationale. Nous explicitons en introduction ce que nous entendons par pacte social. Cinq ans avant le départ forcé du président Ben Ali du pouvoir, Béatrice Hibou a donné une explication sophistiquée de cette apathie supposée des Tunisiens. L'exercice autoritaire du pouvoir —le « dressage », la « contrainte », la « coercition », la « normalisation », le « pouvoir disciplinaire », pour reprendre les concepts foucaldiens utilisés par l'auteure— était accepté, voire désiré par la population. Autrement dit, l'« accommodement négocié » était, dans la Tunisie des années 1990-2000, la règle de fonctionnement de la société et le secret de son pacte de sécurité. Or l'examen de l'histoire de la Tunisie indépendante de Bourguiba à Ben Ali montre que celle-ci a été traversée de conflits et d'actions qui ne peuvent pas être seulement compris à travers cette notion d'accommodement négocié. La focalisation du débat public de 2011 jusqu'à la fin de l'année 2013 sur l'identité et la religion a scindé la scène politique en deux sphères, les islamistes et les sécularistes. Quels ont été les effets de cette bipolarisation sur la société tunisienne ? En se prévalant exclusivement de la légitimité électorale du 23 octobre 2011, Ennahdha, avec la caution de ses deux alliés au sein de la Troïka, est sorti de la logique de consensus qui a précédé l'élection de l'Assemblée nationale constituante. Ce faisant, le mouvement islamiste a ainsi contribué à alimenter les conditions d'une crise de confiance entre acteurs du processus transitionnel, crise alimentée aussi par la détérioration de la situation socioéconomique (développement du chômage des jeunes diplômés, inflation galopante, chute des investissements), par l'absence d'un agenda politique précis et enfin par la tentation d'Ennahdha d'exercer son hégémonie sur l'appareil d'Etat. A la décharge du mouvement islamiste, ses cadres n'ont pas d'expérience gouvernementale : avoir milité dans un parti en exil et passé des années dans les prisons de Ben Ali donne une aura politique, mais ne prédispose pas à gérer les grandes administrations et les établissements publics du pays. Le développement de la violence politique, comme la focalisation du débat public sur les questions de l'identité et de la religion, a alimenté une tension qui a contribué à scinder la scène politique tunisienne en deux pôles antagonistes, l'un « islamiste» et l'autre « séculariste ». Le hiatus entre l'opposition séculariste et les adeptes de l'islam politique est apparu d'autant plus prégnant que les travaux de l'ANC ont traîné en longueur tout au long de 2012 et 2013, donnant le sentiment à la première que les seconds procédaient à des manœuvres dilatoires afin de créer les conditions d'une prise de pouvoir définitive à l'issue du processus de transition. Dès le début de 2012, les débats au sein de l'ANC se sont polarisés autour des questions religieuses: en février, des élus de l'aile « dure » du parti montent aux créneaux pour exiger que la charia soit la source fondamentale de la politique législative. Le recul d'Ennahdha sur l'inscription de la charia dans la Constitution n'a pas empêché les accrochages de se multiplier à l'ANC autour de la question de l'égalité des sexes ou de la criminalisation de l'atteinte au « sacré ». Le principal effet et inconvénient de cette bipolarisation est d'avoir expulsé les lourdes questions socioéconomiques de l'agenda politique. Vous soulignez à la fin de votre livre l'importance prise, ces dernières années, par la société civile tunisienne post-14 janvier. Sa vigilance se poursuivra-t-elle les années à venir? Serait-il de son ressort d'ancrer les valeurs et les institutions démocratiques dans un pays qui traverse encore une zone de transition? En effet, les années post 14 janvier sont celles de l'émergence d'une société civile dont certaines composantes se posent comme une « contre-démocratie » ou plus précisément comme des acteurs d'une « démocratie de surveillance ». Ainsi se sont multipliés les observatoires de la justice, du budget, des élections, des médias, de la bonne gouvernance... Des organisations mariant « capacité de contre-expertise » et « activité d'interpellation ». L'action de l'association, apôtre de l'open government, al-Bawsala apparaît, à ce propos, comme particulièrement significative. Par ailleurs, la liberté d'expression et d'opinion constitue l'un des principaux acquis de cette Tunisie post-Ben Ali. Journalistes, acteurs politiques et sociaux ou citoyens ordinaires en usent abondamment, surtout à travers les médias sociaux. Reste à savoir si le foisonnement d'initiatives de la société civile est susceptible de déboucher sur l'établissement d'un régime politique démocratique, d'autant que l'affaiblissement de l'Etat prend aussi la forme d'une difficulté de plus en plus grande à administrer le pays. Or, l'environnement géographique et politique dans lequel se trouve la Tunisie n'est guère propice à l'avènement d'institutions démocratiques. La multiplication des actes terroristes et les menaces que fait peser la guerre civile en Libye, n'incitent guère à penser que la Tunisie est engagée sur la voie la plus courte conduisant vers une hypothétique démocratie. Le régime politique actuel n'est pas encore stabilisé et entre dans une catégorie de régime qualifiable d'« hybride », ni vraiment démocratique, ni vraiment autoritaire. * (Larbi Chouika, Eric Gove, Histoire de la Tunisie depuis l'indépendance, Paris, La Découverte, coll. « Repères Sociologie », 2015, 128 p)